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Jean-Loup Trassard
Exodiaire
Roman
2015. 272 p. 15/22.
ISBN 978.2.86853.609.9
20,00 €
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Le livre
Aucun d’entre eux n’aurait dû être là, pourtant ils étaient neuf, chargés dans deux voitures, à se lancer sur les routes ! L’enfant avait sept ans. Dans le récit entrepris soixante-dix ans plus tard il est nommé «votre grand-père». Il semble que l’auteur, au prétexte qu’il aurait déjà trop conjugué sa première personne, ait voulu confier à une autre voix que la sienne le soin de guider le lecteur entre les strates des mémoires. C’est lui pourtant qui ouvre les papiers anciens de sa famille.
Est-ce alors un roman ? Sans doute, puisque des faits et des gens qui furent bien réels y rejoignent le jeu de suppléer aux lacunes du souvenir ou au manque de confidence à l’époque des personnes tardivement convoquées. Réveiller presque les pensées de chacune d’entre elles suppose de les avoir suffisamment connues, comme l’ancien enfant, «votre grand-père», l’affirme. Nul ne le contredira : toutes ces figures qu’il pose debout sur l’incertaine prairie en 1940 sont de longtemps disparues, sauf lui !
Le récit s’écrit donc à la dernière personne.
L’auteur
Jean-Loup Trassard est né à la campagne, l’été 1933. Il publie pour la première fois dans la N.R.F. en 1960 puis, à partir de l’année suivante, plusieurs récits chez Gallimard. Il a fidèlement donné à notre série «Textes & Photographies» pas moins de quatorze titres : Territoire (1989), Images de la terre russe (1990), Ouailles (1991), Archéologie des feux (1993), Inventaire des outils à main dans une ferme (1981 & 1995), Objets de grande utilité (1995), Les derniers paysans (2000), La compo-sition du jardin (2003), Nuisibles (2005), Le voyageur à l’échelle (2006), Sanzaki (2008), Eschyle en Mayenne (2010), Causement (2012) et Trouvailles (2014). Nous avons publié plusieurs de ses livres en prose : L’amitié des abeilles (1985, 2007), Caloge (1991), Traquet motteux (1994, 2010), Conversation avec le taupier (2007), ainsi qu’un Cahier Jean-Loup Trassard, volume d’études et d’inédits qui montre bien l’étendue de son œuvre d’écrivain et de photographe (dir. Dominique Vaugeois, 2014). En 2015, il a fait paraître aux éditions Gallimard Neige sur la forge.
Extraits
L’écheveau, voilà le mot. Rassembler l’écheveau des souvenirs, c’est ce qu’essayait encore de faire votre grand-père. Le mot renvoie à l’époque où sa mère, ayant acheté de la laine en écheveau, lui demandait de tendre ses deux petits bras, elle y passait la laine et l’enroulait en pelote pour la mettre dans cette boîte en celluloïd transparent qui traînait au pied de son fauteuil quand elle tricotait, le fil en sortait par un bout à mesure qu’elle le tirait et la laine ne risquait pas de ramasser de la poussière (quoiqu’il y en eût très peu, les servantes faisaient le ménage). Il trépignait en attendant que ce soit fini pour partir en courant.
Il a fallu que la chose mûrisse lentement en tant que matière d’écriture, avec de loin en loin une sourde relance, avant qu’apparaisse un jour sur quelque pages de papier l’événement vieux de soixante-dix ans, des notes, des noms ! Pourquoi donc attendre si longtemps ? Il n’y a pas eu d’attente réelle, jusque-là simplement ce n’était pas un sujet.
Pourtant votre grand-père s’étonnait que des images précises aient été conservées, comme si un récit en avait, dès l’origine, été prévu et s’était préparé pendant les décennies par de fréquentes réminiscences attestant que, oui, l’histoire était toujours là, dans le grenier de la mémoire. Comme sous la charpente, dans le vaste grenier soigneusement balayé où le linge est encore mis à sécher, une armoire garde les jouets de successives enfances.
Toutefois, après ce temps, croire que pourraient être ressaisies les pensées exactes eût été abusif, aussi s’agirait-t-il pour part de les imaginer d’après le comportement des personnes à ce moment-là. Pêcher dans les lacunes, dans les silences, permettrait peut-être d’en remonter les paroles qui furent nécessaires. Il apparaissait également que pour comprendre ce qu’avaient dit et fait les uns ou les autres, il serait utile de considérer comment ils vivaient juste avant de partir.
Enfin, raconter n’est pas forcément tout savoir et tout dire. Dans une histoire, dès qu’on y plonge, apparaissent des trous, des coins d’ombre, des zones floues. Même dans la grande Histoire dont tant d’historiens s’attachent à ravauder le tissu qui, à peine croit-on l’avoir tendu, commence à craquer ici ou là. L’Histoire est l’assemblage de ce qu’on sait, tandis que les vides, plus nombreux que les faits, forment une masse invisible, matière noire, répandue dans les interstices, ceux-là de plus en plus béants à mesure que l’on s’en approche.
[…]
Pour Françoise, ce voyage non seulement n’était pas la réalisation d’un projet mais il n’avait été envisagé que de façon très vague puisque considéré par son mari comme une erreur à ne pas commettre. «Si tu veux partir, je ne peux pas t’en empêcher, mais je te le déconseille»… oui, la phrase résonnait encore. Pourtant, bagage rassemblé à la hâte en ignorant de quelle durée serait l’absence et départ sans préparation du trajet, avec pour unique intention d’échapper par la distance au danger encore éventuel, ils durent assez vite découvrir la fragilité de leur situation, engagés qu’ils étaient dans une vaste dérive.
Comment ce frottement sur les routes a-t-il pu mettre chacun des participants dans un état de rupture complète avec la vie précédente, surtout quand cette vie était tranquille et ordonnée, provoquant en eux une sorte d’amnésie temporaire ? Peut-être suffit-il de se détacher de ses habitudes pour être déjà un autre et plus celui que l’on croyait connaître.
En effet, durant des semaines, le présent qui, à tout moment, était nourri d’incertitude et de rien d’autre, semblait s’accrocher difficilement aux jours vécus juste avant dans un endroit précis. Peut-être sa faculté naturelle à subsister en l’absence de toute attache à un lieu était-elle une révélation pour chacun puisque, mis à part Étienne qui parfois regardait une carte certains soirs il la regardait avec Françoise afin qu’elle décidât, le choix se résumait d’ailleurs à continuer si c’était possible aucun d’eux ne savait où il posait le pied en sortant de la voiture, préoccupé seulement par l’envie d’uriner à l’abri des regards quoique les bois fussent toujours inquiétants pour les femmes depuis cette fameuse histoire du loup et de se voir attribuer un coin où dormir. La recherche du toit pour le soir restait presque uniquement à la charge de Françoise, les autres attendaient, plus ou moins soucieux, et souvent c’était non : aucun hébergement prévu ou alors déjà saturé, continuez jusqu’au village suivant, ou la petite ville. Il fallait repartir…
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