Jean-Yves Laurichesse
La loge de mer
Roman
2015. 136 p. 14/19.
ISBN 978.2.86853.608.2
17,00 €
|
Le livre
«Il se retrouva dans la rue. Le soir d’automne descendait sur la ville. Il avait plu pendant qu’il visitait le musée. Les magasins abaissaient bruyamment leurs rideaux de fer. La lumière des réverbères éclaboussait le pavement mouillé des rues. Il était arrivé là sans but, simplement parce que c’était avant la frontière la dernière ville d’une certaine importance. Il avait voulu partir le plus loin possible sans pourtant quitter le pays, par lassitude plus que par attachement. Il lui semblait aussi qu’aller vers le sud était préférable, à cause de cette illusion de descendre que donnent les cartes de géographie. Monter lui eût été plus difficile. Le sentiment d’un échec général et définitif pesait trop lourdement sur lui.»
Un homme arrive en train dans une ville inconnue proche de la mer. Entré au musée par désoeuvrement, il est fasciné par une scène figurant sur un retable du XVe siècle. Les jours suivants, il se trouve pris dans un réseau serré de rencontres, d’images, de rêves, et mêlé malgré lui à un fait divers crapuleux. De signe en signe, entre ombre et lumière, une histoire se construit, qui va changer sa vie.
L’auteur
Jean-Yves Laurichesse est né en 1956 à Guéret. Ses quatre premiers romans, Place Monge, Les pas de l’ombre, L’hiver en Arcadie et Les brisées ont paru à nos éditions en 2008, 2009, 2011 et 2013.
Également professeur de littérature française à l’Université de Toulouse-Le Mirail, il a publié des essais critiques et dirigé des ouvrages collectifs sur Jean Giono, Claude Simon, Richard Millet, l’imaginaire, la mémoire et l’intertextualité.
Extrait
Hermann était arrivé dans la ville après un long voyage en train de nuit, dormant peu, le plus souvent allongé les yeux ouverts, pensant aux paysages traversés qui amassaient leur épaisseur d’ombre entre hier et demain. Après avoir trouvé un hôtel dans le centre ancien, il était sorti explorer un peu les alentours. Il avait découvert le musée par hasard, s’étant aventuré sous le porche d’un bel hôtel particulier comme il aimait à le faire dans les villes inconnues. L’entrée donnait sur la cour intérieure et il s’était dit qu’il pourrait y passer les moments incertains qui le séparaient du soir. Il n’en attendait aucun plaisir, à peine une distraction passagère. Il ne se doutait pas qu’une peinture exercerait sur lui une aussi inexplicable attraction.
Il avait regardé d’abord distraitement ce retable du XVe siècle où trônaient en gloire Dieu le Père, le Christ en croix et la colombe du Saint Esprit, dans des teintes de brun, de rouge et d’or. Il allait passer lorsque, dans cette partie basse que l’on nomme prédelle, il avait découvert une scène d’une tout autre nature. Au large d’une ville ancienne, un navire à voile blanche luttait dans la tempête. On distinguait les passagers en prière levant leurs visages vers le ciel tourmenté, d’où un personnage vêtu d’or se penchait vers eux pour les bénir. Plusieurs barques rentraient au port, l’une d’elles déjà tirée au sec. Sur le quai, un portefaix passait, courbé sous un ballot, devant deux marchands devisant. Un peu en retrait, un vaste bâtiment aux arcades sculptées, couronné d’une élégante balustrade : une sorte de halle à l’abri de laquelle d’autres marchands traitaient leurs affaires. De l’autre côté du chenal, un petit château défendant l’entrée du port, en avant de la ville dont on apercevait plus loin les maisons serrées, hérissées de clochers et de tourelles. L’horizon était fermé par des collines couvertes de quelques arbres, au sommet desquelles se voyaient encore un château et une tour. Le panneau horizontal était envahi aux deux tiers par le vert profond de la mer s’avançant jusqu’à la blancheur de la ville, sous la longue bande de ciel dont le gris presque noir s’éclaircissait jusqu’au bleu à l’approche de la terre.
S’étant approché pour mieux voir, Hermann sympathisait avec les voyageurs affrontant la tempête pendant qu’à terre la vie continuait, indifférente à leur péril. La scène lui paraissait plus émouvante que la gloire céleste dont elle n’était pourtant que l’ombre fugace, et s’il devinait l’intention religieuse du peintre, son sentiment le ramenait toujours à ces flots mouvants, à cette ville minérale, au drame qui entre les deux se jouait. Sans doute une si haute protection promettait-elle aux voyageurs de rentrer saufs au port. Le vent gonflait la voile blanche et poussait le navire vers la terre, près de laquelle les rangées de vagues s’abaissaient progressivement. Mais il ne pouvait s’empêcher d’imaginer qu’un vent contraire le repoussât au large, que les prières des petits hommes serrés au creux du navire fussent déçues, le navire peut-être englouti par la profondeur verte et remuante, pendant que les marchands abrités sous les voûtes de la halle continueraient à discuter, livrés au seul souci de leurs affaires. La protection divine, bien que manifestée clairement par la composition du retable, ne lui paraissait pas une garantie suffisante. Finalement, un gardien l’avait tiré de sa rêverie en l’avertissant que le musée allait fermer.
La presse
Un homme, la ville, la mer
La loge de mer de Jean-Yves Laurichesse, chronique d'un naufragé
C'est avec un sentiment d'étrangeté que l'on referme ce prenant petit livre, le cinquième de l'auteur. Un peu plus d'une centaine de pages, sur la couverture, la reproduction de Mélancolie d'Edvard Munch, elle donne le ton du récit. Celui d'une errance, un homme fuit son passé. Dans la petite ville où il arrive, un peu par hasard, dont on devine qu'il s'agit de Perpignan, jamais nommée, la découverte d'un retable et une rencontre entraîneront une suite d'événements qui bouleverseront le cours de sa vie. Au cœur de ce texte rythmé à l'identique du lent pas d'Hermann, allant et venant sans but, la force de l'image. Celle du retable qu'il découvre dans le musée de la ville, celles de ses rêves anxieux, d'un film, vu par désœuvrement, mais qui fait fortement écho en lui, d'une photo...Le récit progresse ainsi, de manière quasi-cinématographique, par une succession de plans-séquences, avec arrêts sur image, des descriptions comme celles de tableaux. On apprendra, d'ailleurs, qu'Hermann était peintre, c'est un homme en rupture, une femme l'a quitté, il ne peindra plus, ni ne revivra dans les lieux d'avant. Mais peut-il se défaire totalement de l'emprise, sur lui, de la chose peinte ? Serait-il, sinon, aussi troublé par le retable, et, surtout, sa prédelle, dont la scène maritime l'obsède ? La mer, dimension importante du livre, horizon prégnant, objet de fascination et d'angoisse pour le héros dont les cauchemars sont peuplés de naufrages. Et Elena, la rencontre décisive, pas une histoire d'amour, ou alors juste rêvée, mais il y a trop de résistances de part et d'autre. Rien pour briser la solitude des êtres. Elena, c'est l'élément déclencheur qui va précipiter le passage d'Hermann dans une nouvelle vie. Elena, prisonnière de son passé, du drame qui a frappé sa famille, de son inquiétant frère. Personnage énigmatique, c'est à travers elle et ses relations ambigües avec son frère, que le roman prend des allures de thriller. Mais il est clair que l'intrigue «policière» n'est qu'un prétexte, l'auteur n'en usant que pour mieux installer une atmosphère de mystère, et cerner la vérité de ses personnages. Ainsi, en situation de crise, Hermann semble abdiquer tout bon sens, se laissant entièrement manipuler par Elena, qui jouera ici le rôle du destin. Un roman troublant à la belle écriture fluide, pétri de références, dont celle de Claude Simon, avec ce grand acacia près de la demeure d'Elena.
Nicole Gaspon (Le Travailleur catalan, 17 juillet 2015)
À l’évidence cet auteur n’a pas encore dans la littérature française contemporaine toute la visibilité qu’il mériterait. C’est là l’un de ces mystères insondables de l’édition nationale et d’une critique qui a perdu le sens de ce qu’elle sert. Mais peu importe puisque dans une belle fidélité à lui-même et à son éditeur, il nous propose aujourd’hui cette Loge de mer, court roman ou longue nouvelle d’une écriture efficace, épurée, mais propre aux rêves s’il le faut. Il y a deux ans dans son roman Les brisées, Jean-Yves Laurichesse livrait certaines des clés de son écriture et évoquait ce qui ressemblait fort au sentiment d’un seuil qu’il lui faudrait poser et dépasser avant d’aller de l’avant. Cette situation entre fuite et découvertes qu’il avait déjà évoquées dans la belle poétique de son Hiver en Arcadie devenait ainsi l’horizon de ses romans.
Il n’est donc pas surprenant qu’il construise la trame fort simple de cette Loge de mer sur l’éloignement, la solitude, le souci de soi. Un peintre, Hermann, au prétexte d’une rupture sentimentale, aura tout quitté pour gagner une ville côtière méditerranéenne. Solitaire, décidé à profiter de cet état, il se laissera néanmoins entraîner par une toile, vue dans le musée de la petite ville, installée dans une loge de mer, qui témoigne d’un passé de port marchand très actif. Il y aura donc une toile qui le fascine et le charme de la responsable du musée, dotée d’un frère jaloux et délinquant.
Mais ce n’est pas là le propos réel de Laurichesse. Ce qui compte vraiment c’est le réapprentissage où l’acceptation d’une vie hors du monde, l’acceptation d’un quotidien insignifiant d’apparence dont il faut trouver les clés, parce que l’enjeu est alors de savoir résister aux vertiges et notamment, au plus prégnant d’entre eux, celui de la mélancolie, la trop fameuse bile noire qui n’aime rien tant qu’envahir le sang et l’esprit des artistes que les environnements où ils vivent ignorent et toujours menacent, fut-ce implicitement. Aux dernières lignes de ce récit, Hermann, seul toujours et autonome enfin, peut descendre le soir s’installer au plus près de la mer pour jouir de l’horizon marin et imaginer les moyens pour le franchir. Une œuvre l’attend.
Daniel Bégard (Olé magazine, 5-19 août 2015)
|
|