Jean-Yves Laurichesse
Place Monge
Roman
2008. 112 p. 14/19.
ISBN 978.2.86853.501.6
16,00 €
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Le livre
Un officier de la Grande Guerre retrouve, le temps d’une brève permission, son appartement parisien et les traces d’un bonheur révolu. Une jeune femme et son fils attendent son retour au fond d’une province. Mais la mort est en embuscade et va bientôt frapper, à plusieurs reprises. De cette histoire tragique demeurent des lettres, des photographies, des documents officiels, longtemps enfouis dans un placard humide. Leur découverte reconduira le petit-fils de l’officier à un immeuble de la Place Monge qu’il pensait n’appartenir qu’à l’histoire littéraire, et qui se révèlera comme le lieu même des coïncidences.
L’auteur
Jean-Yves Laurichesse est né en 1956 à Guéret. Professeur de littérature française contemporaine à l’Université de Toulouse-Le Mirail, il a publié des essais critiques et dirigé des ouvrages collectifs sur Jean Giono, Claude Simon, Richard Millet,l’imaginaire et l’intertextualité.
Place Monge est son premier roman.
Extrait
Paris, 3 mars 1917. À la nuit tombée, un homme traverse la place Monge une mallette de cuir à la main. Il fait froid. La lune éclaire d’une lumière blême la place déserte, les branches figées des platanes, la monumentale caserne de la Garde Républicaine. De haute taille, l’homme est vêtu d’un manteau d’officier au col relevé, coiffé d’un képi. Il s’arrête à l’un des angles de la place et lève les yeux vers les étages d’un immeuble bourgeois. Tous les volets sont clos, mais une faible lumière filtre ici et là par les fentes. Cependant, les fenêtres qu’il regarde, au troisième étage, sont entiè-rement obscures. L’homme reste là un moment, puis il traverse la rue et se dirige vers la haute porte de bois verni, à croisillons de fer forgé, qu’il pousse. Il disparaît dans l’obscurité et la porte se referme sur lui.
Dans l’appartement désert les jours et les nuits sont passés, les mois, les années. C’était un appartement confortable, dans le goût de la Belle Époque. Depuis que l’époque a changé, il s’est replié sur lui-même dans l’attente. La poussière s’est déposée en couche d’abord fine, puis de plus en plus épaisse sur les meubles, les cheminées, les lampes, les bibelots, les pendules. La lumière par les volets clos n’a plus été que celle, variable et diffuse, des saisons, des jours de soleil et de pluie, des jours de neige. Du dehors parvenaient affaiblis les bruits de la rue, les sabots du cheval au passage d’un fiacre, les cris des marchands sur la place, des enfants sur le chemin de l’école. Parfois, une alerte aérienne déchirait la nuit et allumait aux miroirs des éclairs furtifs. Puis l’obscurité et le silence s’établissaient de nouveau. L’appartement retombait dans son enchantement léthargique. Les pendules arrêtées marquaient des heures différentes.
Un bruit, en bas, puis un rai de lumière apparaît sous la porte. Quelqu’un monte l’escalier d’un pas lourd. On suspend son souffle, très loin dans l’avenir. Les pas s’arrêtent sur le palier. Le cliquetis d’un trousseau, la clé qui tourne dans la serrure. La porte s’ouvre et une haute silhouette s’y encadre, se fige sur le seuil. Plusieurs secondes passent. Puis la main trouve sans hésiter le compteur électrique, l’enclenche, et la lumière coule soudain du plafond, éclairant le lieu étrangement familier. L’homme referme la porte derrière lui, se défait de son lourd manteau et l’accroche à l’une des patères de cuivre depuis longtemps dépouillées. Il ignore son reflet dans la glace et entre dans le salon, y fait la lumière, s’immobilise à nouveau, regardant autour de lui. Quelque chose frémit imperceptiblement sous la poussière déposée. Puis il soulève le drap blanc qui recouvre un fauteuil et y laisse tomber son corps fourbu.
Des nuages ont caché la lune et la place est noire à présent. Les réverbères sont éteints. De toutes les fenêtres de l’immeuble, celles qui tout à l’heure étaient obscures laissent seules filtrer un peu de lumière. Des pas pressés s’éloignent dans la nuit. La ville se rétracte, mais les noctambules vont à leurs fêtes par les rues désertées. Une cloche sonne onze coups dans le silence, sans doute à l’église Saint-Médard. Puis on n’entend plus que le murmure distrait de la fontaine aux figures de bronze. Les dernières fenêtres s’éteignent et l’immeuble est à présent un bloc noir dont le toit se dessine vaguement sur le ciel moins sombre.
Dans la vallée la nuit est tombée aussi, plus noire, plus ancienne. Il pleut doucement sur les bois, les prés, les vignes. Les lumières sont éteintes aux fenêtres du village. Une maison est au bord de la grand-route qui dans toute sa longueur le traverse : maison bourgeoise à portail de fer entre deux piliers de granit. Par les volets de l’une des fenêtres de l’étage glissent des lames de lumière jaune. Il est tard et quelqu’un ne dort pas. Parfois un chien aboie dans une cour, une chouette appelle du fond des bois. La pluie piétine légèrement le lourd toit de schistes, les massifs et les allées du jardin obscur, coule sur toutes les petites feuilles des bordures de buis. Onze heures sonnent à l’horloge de la mairie-école, puis à l’horloge de l’église. Très tard la lumière finit par s’éteindre. La nuit est entièrement noire à présent.
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