|
Jean-Yves Laurichesse
L’hiver en Arcadie
Roman
2011. 120 p. 14/19.
ISBN 978.2.86853.550.4
15,00 €
|
|
Le livre
Le voyageur a tourné le dos à sa vie et jeté la clé dans l’herbe. Marchant sur une route pluvieuse, il passe sans le savoir de l’autre côté du paysage. Il y fait la rencontre d’un homme et d’une femme qui l’accueillent pour quelques jours dans leur vaste demeure. Il y poursuivra un autre voyage, par la grâce de la musique, de la littérature et de passions qui ne sont pas les siennes. Il ira ainsi jusqu’au bout de l’hiver, dans cette Arcadie glacée aux bergers énigmatiques.
L’auteur
Jean-Yves Laurichesse est né en 1956 à Guéret. Ses deux premiers romans, Place Monge et Les pas de l’ombre, ont paru à nos éditions en 2008 et 2009. Également professeur de littérature française contemporaine à l’Université de Toulouse-Le Mirail, il a publié des essais critiques et dirigé des ouvrages collectifs sur Jean Giono, Claude Simon, Richard Millet, l’imaginaire et l’intertextualité.
Extrait
Quand il passa devant le miroir de l’entrée, il se vit blanc comme le génie du froid. Il enleva le béret et le manteau, les suspendit à une patère libre, quitta aussi ses chaussures. Une petite flaque commença de se former sur le dallage. Quand il monta l’escalier pour aller se changer, la musique occupait tout le silence de la grande salle vide. La chatte avait disparu et l’homme n’était pas à sa table. Il aperçut au fond le profil éclairé penché sur le clavier de neige. Il s’arrêta un instant pour écouter. C’était une musique lente et ténébreuse, qu’il ne connaissait pas, en accord avec le monde qui tout autour s’écroulait dans la nuit. Un paysage sonore dans lequel on aurait pu marcher sans fin, jusqu’à l’ensevelissement complet de tous les désirs. Il n’osait plus bouger, le pas suspendu. Quand le morceau fut achevé, il finit de monter l’escalier en prenant soin de ne pas faire craquer les marches.
La chambre était sourdement éclairée par la neige et il n’alluma pas tout de suite la lumière. Il voulait demeurer dans l’atmosphère incertaine de cette nuit tombante où les flocons venaient effleurer les vitres. Une fois changé, il s’allongea un moment sur le lit. Il avait encore dans les yeux la tempête blanche dans laquelle il s’était trouvé plongé. Il éprouvait un plaisir enfantin à être ainsi à l’abri de murs épais pendant que dehors le temps était de plus en plus noir. Il lui revenait le souvenir de très lointaines histoires où les loups poursuivaient les voyageurs, sauvés de justesse par une maison providentielle dont la lourde porte cochère se refermait juste à temps devant la gueule de la première bête. Il n’avait aucune envie de descendre dîner mais ne voulait pas être discourtois. Il attendit qu’on l’appelât et sortit sur le palier pour dire que sa marche dans la neige l’avait épuisé et qu’il préférait se coucher tôt. La femme proposa de lui monter un plateau et de le déposer devant sa porte. Il accepta pour ne pas blesser la délicatesse de ces gens si respectueux de sa liberté. Mais il n’avait pas faim. Quand il entendit le pas léger de la femme s’éloigner, il sortit prendre le plateau qu’il posa sur la table. Il ne mangea qu’une pomme d’hiver qui avait dû séjourner dans quelque resserre et embaumait. Il se souvint alors des lettres et eut brusquement le désir de s’y replonger.
Il alla chercher la liasse dans l’armoire et la posa sur le lit où il s’étendit à nouveau. Ayant allumé la lampe de chevet, il prit instinctivement la dernière lettre. Elle semblait particulièrement fragile, se déchirait aux pliures. Il lut. Non, je ne vous verrai point ; trop de présomption m’a perdue, et je suis payée pour n’oser me fier à moi-même. Je vous écris, parce que j’ai beaucoup à vous dire, et qu’il faut un terme enfin à l’état affreux où nous sommes. Je devrais commencer par vous ordonner de ne plus m’écrire, car ces lettres si tendres, malgré moi je les presse sur mes lèvres, je les pose contre mon cœur, c’est du poison qu’elles respirent… Je vous aime, je n’ai jamais aimé que vous ; l’image de votre bonheur, de ce bonheur que vous me demandez et que je pourrais faire, égare mes sens et trouble ma raison ; pour le satisfaire, je compterais pour rien la vie, l’honneur et jusqu’à ma destinée future : vous rendre heureux et mourir après, ce serait tout pour moi, j’aurais assez vécu ; mais acheter votre bonheur par une perfidie ! Vous ne le voudriez pas… Non, je la connais bien cette âme qui s’est donnée à moi ; c’est parce que je la connais que je t’ai adoré. Je sais qu’il n’est point de sacrifice au-dessus de ton courage, et quand je t’aurai rappelé que l’honneur commande que tu partes, et que mon repos l’exige, tu n’hésiteras pas. Sa main s’abaissa lentement. Il leva les yeux vers la fenêtre derrière laquelle la neige tombait toujours. Il devinait les flocons accourant du fond de la nuit. Il sentit ses paupières s’alourdir comme au bord du sommeil. Il aurait voulu continuer à lire, mais n’en avait plus la force. Il pensa vaguement que sa marche dans la neige l’avait affaibli, qu’il aurait dû se nourrir davantage. Il ne comprit pas qu’il s’endormait, entrant de plain pied dans un rêve où deux silhouettes se rejoignaient dans le jardin nocturne d’où toute trace de neige avait disparu, mais où le gazon ras semblait lui-même de neige, près d’une stèle de granit qu’il n’avait pas remarquée, sans doute masquée par les herbes folles, et par la fenêtre ouverte il voyait sous la lune leurs corps s’embrasser dans les gestes de la passion, tandis qu’un peu à l’écart, un berger appuyé sur un long bâton les regardait.
|
|