Marie-Claude Roulet
Royaumes obscurs
Histoires
2017. 96 p. 14/19.
ISBN 978.2.86853.622.8
13,00 €
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Le livre
«Personne, jamais, n’a posé un tel regard sur Georgina, pas même le fils de la maîtresse ce jour du don du livre, elle se souvient du clair de ses yeux tristes, des sourcils froncés par l’étonnement comme s’il doutait de sa réalité à elle; le regard dont la gratifie le chien gris éclaire le monde, donne du sens à ce pays familier et pourtant étranger qu’elle voit noir en plein été, et à elle-même Georgina qui parle si peu et court toujours, comme lui en donne l’existence de Gaspard et ce livre offert qui ne la quitte plus désormais.»
L’auteur nous plonge dans le monde des villages, «monde de labeur et de saisons rudes», monde hors du temps car de tous les temps. Ce sont deux récits venus de l’enfance et écrits dans une sorte de fièvre qu’elle articule ici comme les volets d’un diptyque puissamment archaïque. Sa fascination communicative pour des personnages vibrants de passion et de rupture contenue élève ses histoires au rang de paraboles, et glorifie l’arrachement au despotisme des peurs et des ignorances, l’aspiration à la lumière de la création ou de la liberté personnelle.
L’auteur
Marie-Claude Roulet est née en 1949 dans la région parisienne. Elle vit dans le Val de Loire et a publié plusieurs ouvrages pour la jeunesse dont La traversée des secrets (Rageot, 2007), La mère Satan et autres nouvelles du village (Seuil, 2004), Marie à tous les vents (Flammarion, 1994) ainsi qu’à nos éditions un roman : Luisa (2010) et un recueil de nouvelles : Avec John Fante (2012).
Extrait
Reine n’était pas de ceux-là. Elle savait que personne dans son entourage, et pas plus Richard qu’un autre, ne viendrait à bout de Léone. C’était ainsi. Le domaine et par ce mot il fallait entendre aussi bien l’humain que la terre, les deux indissociablement liés fonctionnait ainsi et ceux qui prétendaient y changer quelque chose n’avaient pas leur place dans l’histoire. Elle savait parce qu’elle-même avait essayé, l’année de ses quatorze ans, quand il fallut, après le certificat d’étude qu’elle avait réussi brillamment, répondre à l’institutrice qui l’exhortait sans trop y croire à continuer «des études».
«Infirmière, avait chuchoté Reine comme si elle en avait honte, j’aimerais bien être infirmière».
Infirmière comme cette cousine éloignée de son père qui venait parfois leur rendre visite l’été, toujours au moment de la moisson ce qui arrachait une moue de mépris à Léone, «il faut croire qu’elle a le temps de se promener, elle !» Reine avait écouté la jeune femme parler à Jean de son travail dans le grand hôpital de Limoges, de la façon dont les gens redevenaient des enfants face à la maladie, des paroles apaisantes qu’il fallait leur prodiguer presque autant que des soins. Elle avait une voix basse et douce et Jean la faisait répéter malgré la bouche rigide de Léone qui regardait la pendule avec ostentation. Reine n’en perdait pas une miette et les redites dues à la surdité de son père lui apparaissaient comme autant de signes du destin. C’est que la situation lui semblait à la fois prestigieuse et à sa portée : l’enceinte protectrice de l’hôpital, la vulnérabilité des patients, l’abnégation et le dévouement dans les tâches imposées par un métier marqué à la fois on était en 52 par le religieux et par l’organisation patriarcale de la famille et de la société qui rappelaient au fond, celles qu’impliquait, à la terre, le retour inexorable des saisons. Oui, elle aimerait faire ce travail-là, elle le ressentait familier sans en rien connaître d’autre que ce que racontait la cousine de sa voix douce et égale et cela aussi participait de l’attirance de Reine, dissipant la crainte viscérale qu’elle avait de quitter le domaine et rendant soudain lumineux et juste son désir tout aussi viscéral d’exister ailleurs.
«Infirmière, avait dit l’institutrice un peu surprise, c’est une bonne idée; il va falloir t’inscrire à l’école, tu sais que le diplôme d’État est obligatoire.»
Et comme Reine pâlissait un peu, l’institutrice avait émis la possibilité de commencer comme aide-soignante à l’hôpital; elle gagnerait sa vie insistait la femme se méprenant sur le trouble de Reine et, au bout de quelques années, elle pourrait passer l’examen de récupération et… Ses parents préfèreraient certainement cette solution.
«Je leur en parlerai» avait dit Reine et il fallait comprendre qu’elle ferait preuve pour la première fois d’une volonté propre et que c’était semer le vent.
L’affaire en resta là, sans tempête autre que dans l’esprit de Reine. En une phrase lapidaire, Léone avait mis en parallèle ces inconnus que leur fille allait soigner alors qu’eux-mêmes vieillissants allaient un jour nécessiter les mêmes soins. Ce fut tout. Des cris, des plaintes, des menaces auraient peut-être amené Reine à tenir tête à sa mère mais l’ombre pourtant à peine évoquée de la fille indigne était intolérable. Pendant quelque temps, d’avoir pu penser ça, abandonner ses parents, lui faisait monter le rouge au front mais dans le même temps elle pensait au frère qui lui, faisait fi des scrupules et à un vague mépris se mêlait un sentiment d’injustice. Parfois, les nuits de grand vent, des rages la prenaient, des désirs de fuite, passagers mais si violents qu’elle en garderait toujours des traces dans ses nerfs, rage de quitter ce monde crépusculaire, partir pour n’importe où au-delà même de cette mer bleue et tiède dont parlait le frère et qu’elle ne verrait jamais, quitte à s’enfermer ailleurs au couvent avait-elle même songé sans ironie, se souvenant d’un livre pris dans la bibliothèque de l’école et dans lequel l’héroïne préférait ce choix-là à un mari imposé et qui l’horrifiait , partir pour leur faire mal mais avec, au fond, l’espoir secret qu’on viendrait la supplier de rentrer et qu’elle en serait grandie à leurs yeux.
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