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Fred Deux
Entrée de secours
2007. 224 p. 15/22.
ISBN 978.2.86853.479.8
23,00 €
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Le livre
Fred Deux est un écrivain «culte» mais discret, auteur de quelques grands livres autobiographiques dont La Gana (1958, sous le pseudonyme de Jean Douassot). Il est également un dessinateur dont l’œuvre très personnelle s’est accomplie dans une constante fidélité à soi-même. Parvenu dans son grand âge, marqué par une «souffrance qui ne s’explique pas» mais qu’il aime, il a trouvé la force de remonter aux sources essentielles de son existence : l’enfance, la maladie, l’amour, le travail. Il en tire un memorandum qui ne pose pas seulement les questions de l’art et de l’écriture , très éloigné de la vanité du journal intime. Les pensées quotidiennes y passent sans transition du passé au présent, du dedans au dehors, d’une observation à un souvenir, d’une réflexion à un rêve, sans ordre apparent, mais non pas sans rigueur. De ce «buisson d’épines» où pousse «le fruit défendu de la confidence» il fait un véritable manuel de vie (ou de survie), avec une audacieuse sincérité, mais sans aucune impudeur car, dit-il, «c’est en homme pudique que j’ai parlé grossièrement».
L’auteur
Fred Deux est né en 1924, et a vécu les trente dernières années de sa vie dans une petite ville du Berry où il est mort le 9 septembre 2015. Dans la solitude de l’atelier et dans un temps non linéaire, se consacrant tout ensemble au dessin, à l’écriture et à la parole (enregistrée sur magnétophone), il a construit par ces trois moyens inséparables une œuvre entièrement vouée à l’introspection, par nature éloignée des courants esthétiques de l’époque. Le cycle autobiographique publié sous le pseudonyme de Jean Douassot La Gana (1958), Sens inverse (1963), La Perruque (1969), publiés par Maurice Nadeau, et Nœud coulant (1971), publié par Éric Losfeld lui a conquis un cercle de lecteurs fervents. De Gris (1978) à Entrée de secours (Le temps qu’il fait, 2007), il poursuivit ensuite sous son nom, comme dans son œuvre graphique, la publication de livres où, dépassant «l’autobiographie lardée de rêves», il nous montre des voies possibles pour conjurer la réalité et sortir de soi-même.
Extrait
C’est un jour important. Nous butons à ses pieds. Il va falloir nous unir, das un effort imprévu. Il ne s’agit pas d’objets (utilitaires ou brisés, polis, passés de main en main), mais de vies intimes partagées, nous ayant tordus, blessés, mutilés, émus, métamorphosés, nourris, agités, guéris, rendus à une autre vie, liés aux autres, autrement passionnés, malades, fous.
Je revois les vitrines du Musée de l’Homme où, la main dans la main, nous avancions, Cécile et moi. Dans le reflet du verre, nos visages se confondaient avec une face de bois rehaussé de bleu. C’était un matin, non loin de la Seine. Aujourd’hui je suis au bord de l’Indre, à La Châtre.
Autour de moi, dans les deux pièces de l’atelier au premier étage, les tables sont couvertes d’enfants, les enfants d’une vie comme tous couples en font seulement il y en a près d’une centaine. Bambara, Yérouba, Ibo, Dogon, Ekio, Lobi, Malangan, Ashanti, Lula, Yaka, Papou, Hopis…
Nous sommes dans les préparatifs et les vérifications. Les plus grands, les plus lourds sur le sol. Les plus petits, les plus modestes sur trois tables, serrés, ardents, vifs et aux aguets. Tous nous fixant comme ce singe au crâne entouré d’une vannerie, qui de ses yeux vides m’a regardé dessiner durant des années.
Nous nous sommes parlé. Vous n’êtes pas abandonnés. Vous nous verrez, nous viendrons, vous ne serez jamais oubliés. Avec vous je peux dire : même morts, nous serons là, c’est-à-dire partout où vous serez.
Les deux camionnettes sont venues.
Les cartons faisant office de caisses ont été ouverts. Un par un, entourés de linges, je les ai vus allongés, serrés les uns contre les autres, nous regardant, ici, une dernière fois. Retenant les murs sur lesquels ils étaient appuyés. Le grand le Ibo , les mains tournées vers le ciel, disant que le message a été envoyé. Que l’oracle a parlé. La bouche figée, bien close, le nez épaté, avec ses lèvres épaisses, le menton fort, lourd, comme doit être tout menton qui sait ce qu’il veut. Les dernières à être emballées furent les marionnettes de Bali, aux bras osseux, s’agitant au moindre mouvement, aux têtes avenantes, au front fuyant, un foulard entourant leurs nuques aux cheveux noués. Couvercle refermé.
Ce monde emmailloté, ficelé, a quitté le garage. Le doux bruit des moteurs avait le son d’une danse.
Je restai avec Cécile sur la chaussée. Les deux camionnettes roulaient lentement, convoi sacré. Puis la rue en pente les avala et elles disparurent. Je refermai le garage. Cécile prépara du thé. C’était comme à l’Île Saint-Louis. Je grignotais un petit-beurre, Douchka en demanda un, Mouchette s’étala sur la table et montra son ventre blanc. Nous la caressâmes. Loin déjà, les enfants-ancêtres rejoignaient leur nouvelle maison.
Je chassais les dangers qu’ils affronteraient. Pour venir jusqu’ici, ils en avaient connu d’autres.
Ils seront ensemble pour un temps bien plus long que celui que nous pouvions leur offrir.
Le lendemain, je me mis à combler les trous. Mon regard, habitué à trouver ses repères, a aussi le pouvoir de se prêter aux changements. La maison, véritable caverne, ne connut que peu de jours le désordre mental. Elle resta ce qu’elle était, disposée à se laisser bouger, à recevoir ce que je lui proposais. Des occupants comme nous redonnent à d’autres empreintes les places qui leur conviennent. Rien n’est immuable.
Cécile avait fait une photographie de tous les objets, réunis sur la grande table de travail. Nous l’appelâmes : Le Grand Départ.
Quelques jours plus tard, nous recevions une photographie d’eux tous, en groupe, dans l’une des réserves du musée d’Issoudun. Après le Grand Départ, il y avait à présent : l’Arrivée.
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