Jacques Chauviré
Les mouettes sur la Saône
Roman
2004. 272 p. 15/22.
ISBN 978.2.86853.412.5
23,00 €
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Le livre
Ce récit est profondément marqué par un paysage d’eau : la Saône, les ruisseaux, les marais, les étangs et les eaux souterraines qui finiront par pourrir et détruire la maison familiale, quelque part entre Lyon et la Dombes. François, le narrateur, dont le père a été tué à la Grande Guerre, se lie dès sa jeune enfance avec un cousin «retardé», et atteint d’un diabète méconnu qui lui donne une soif inextinguible, d’autant plus frappante que l’eau est partout.
À travers cette grande amitié, nous découvrons la vie des paysans dans les saisons, et aussi les figures familiales : la mère, veuve de guerre, oncle Paul le sportif, oncle Lazare dont les originalités confinent parfois à la folie et sa femme anglaise Flo qui, bien que souvent «patraque», tente d’éduquer son enfant anormal et finira par sacrifier sa vie.
Plus tard, François s’installe en ville, à Lyon. C’est la première séparation avec le cousin dont le nom change au cours des années : Frédéric, Bill, Baby, le Bouib, le Babouin… Noms ou surnoms dérisoires donnés par le père dans une lucidité désespérée. Le temps est ponctué par les retrouvailles dans la maison qui se dégrade lentement. François et son cousin, si étrangement accordés dans leur enfance, n’avancent plus au même rythme. François se développe, s’enrichit, tandis que le Babouin stagne, reste dans sa définitive immaturité. Quand, à la fin du livre, il meurt, il était déjà loin, très loin du narrateur.
Ce livre fin et sensible, mélancolique, n’est pas seulement l’histoire d’une enfance et d’une étrange amitié. Toute une société y est peinte, sans qu’il y paraisse, un monde simple qui s’efface peu à peu, emporté par le temps comme la maison familiale est minée par les eaux.
L’auteur
Jacques Chauviré est né en 1915 près de Lyon où il a fait ses études, et fut médecin généraliste pendant quarante ans à Neuville-sur-Saône où il est mort en 2005. En littérature, il fut l’ami de Jean Reverzy (qui avait été son condisciple), de Claude Roy et d’Albert Camus (qui fit publier en 1958 son premier livre, Partage de la soif réédité en 2000 par Le Dilettante).
Il est l’auteur de cinq autres romans publiés initialement par Gallimard : Les passants (réédité en 2001 par Le Dilettante), La terre et la guerre, La confession d’hiver, Passage des émigrants (réédité en 2003 par Le Dilettante), Les mouettes sur la Saône (réédité en 2004 par Le temps qu’il fait), et de deux recueils de nouvelles : Rurales (avec des illustrations de Jacques Truphémus, Maison du Livre de Pérouges, 1983) et Fins de journées (Le Dilettante, 1990). Son récit inédit, Élisa, publié en 2003 à nos éditions, a rencontré un grand succès public.
En même temps que le présent roman paraît son remarquable Journal d’un médecin de campagne (1950-1959, inédit).
Extrait
Mes fenêtres s’ouvrent sur la rivière. Je ne me suis jamais beaucoup éloigné d’elle. En cet après-midi de janvier, sous le soleil d’hiver, elle demeure immuable dans son incroyable lenteur. Large et silencieuse, elle coule et ne coule pas.
Le ciel s’est entrouvert. Des mouettes dérivent lentement dans la lumière. Les eaux froides scintillent.
C’est la rivière qui me relie au temps lointain de la première rencontre qui a marqué ma vie.
Il arriva à Perrière au cours de l’automne 1920. J’étais averti de sa venue prochaine. Un soir, en me mettant au lit, ma mère m’avait dit que mon cousin et ses parents vien-draient passer l’hiver avec nous.
La nuit était depuis longtemps tombée sur le jardin et sur la campagne. Les grands arbres étaient proches. Dans mes draps humides, j’écoutais les chats-huants. On n’avait pas encore allumé les feux de bois dans les cheminées des chambres.
Mes grands-parents maternels, maman, mon frère et moi avions attendu dans cette maison de Perrière la fin de la guerre. Mon père y avait été tué.
À mes yeux, la guerre avait pris fin le jour du retour de l’oncle Paul. C’était l’année précédente, au mois de mai. Je gardais le souvenir d’un instant solennel. L’oncle Paul était apparu au bas de la «grande allée», vers la barrière bleu pâle qui donnait sur la route. Il s’était approché d’un pas presque lent, dans son uniforme. Nous étions réunis devant la maison, sur la terrasse de gravier. La matinée était ensoleillée.
Il avait embrassé sa mère, sa sœur, mon frère, chétif dans son tablier noir d’écolier. Il m’avait ensuite pris dans ses bras et m’avait élevé jusqu’à son visage. J’avais découvert ses yeux bleus, ses cheveux châtains, sa moustache blonde. Il était grand et fort.
Il avait ensuite gravi les deux marches du perron et franchi le seuil de la salle à manger. Ma mère avait fixé au linteau de la porte deux branches de laurier entrelacées, nouées dans un ruban tricolore.
Ce fut dix-huit mois plus tard que maman m’avertit que mon cousin et ses parents arriveraient dans la nuit. Ils avaient été retardés dans leur voyage. Je ne comprenais pas pourquoi maman semblait attacher une telle importance à leur arrivée. Je m’enquis de savoir où ils coucheraient. Maman me répondit qu’ils retrouveraient tout simplement les chambres qui avaient été les leurs avant la guerre, sous le grenier du pavillon.
Cette partie de la maison m’était presque inconnue. On l’avait condamnée par économie pendant la guerre. Les volets en étaient demeurés le plus souvent fermés, sauf lorsque grand-mère ou Françoise y faisait un peu de ménage.
Ma mère alluma la lampe Pigeon qui brûlerait durant la nuit sur la cheminée de notre chambre auprès de la photographie de mon père. Une photographie que je trouvais étrange, où le soldat au visage aigu était coiffé d’un large béret. On distinguait à l’arrière-plan les feuilles d’un arbre que je mis longtemps à -reconnaître: un platane ou un érable.
Les feuilles paraissaient irréelles, encore tremblantes sur le ciel clair.
Ma mère semblait attendre. Je crus qu’elle s’apprêtait à défaire son chignon devant la glace. Au contraire, elle y planta deux épingles à cheveux. Elle revint vers mon lit, se pencha sur moi et me dit à voix basse :
François, il ne faut pas que tu sois surpris. Ton cousin n’est pas normal. Il a dix ans mais il est très retardé. Il ne faut pas le lui dire.
Maman se redressa après m’avoir embrassé. Il me sembla qu’elle hésitait à me quitter. Enfin elle s’en fut rejoindre la famille qui veillait dans la salle à manger. Je l’entendis descendre l’escalier. Françoise ferma la porte de sa chambre. Je parvins à m’endormir.
Quelques heures plus tard, des bruits de pas et de voix m’éveillèrent. On marchait dans le couloir.
Ils sont là, dit ma mère. Demain, tu verras ton cousin, le petit Frédéric.
La maison me parut voguer dans la nuit. Mes yeux vacillèrent.
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