Jean-Jacques Salgon
Le promeneur attentif
Nîmes et alentour
2025. 160 p. 14/19.
ISBN 978.2.86853.724.9
20,00 €
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Le livre
«Comme cette eau ne coule plus, j’ai décidé d’aller la chercher à sa source et de remonter le cours de cet aqueduc (ou du moins ce qu’il en reste car en bien des endroits il n’existe plus) jusqu’à l’ancienne prise d’eau qui se situait tout près d’Uzès, dans la vallée de l’Alzon, aux sources d’Eure, sources qui sont peut-être aussi les sources du Temps. À la recherche de l’aqueduc perdu me semble un beau programme avec en point de mire L’aqueduc retrouvé.»
Les déambulations de ce piéton de Nîmes nous entraînent bien sûr dans l’Antiquité dont la cité romaine montre de nombreux restes fascinants qu’il déchiffre pour nous. Les vestiges imposants, comme les traces les plus ténues le retiennent telle une promesse, telle «la présence vivante d’un héritage». L’enquête bientôt se fait quête, pour celui qui ne se contente pas de traquer, dans le beau livre d’images de ce «paysage humanisé», le passage de l’eau dans un ancien aqueduc désormais en pointillés. Davantage que des sites remarquables, ce sont des brèches dans le temps qu’en guide scrupuleux il nous indique. Son érudition est d’autant plus plaisante qu’il y mêle la fantaisie de l’imagination et l’humour de la formulation, ainsi que la tendre nostalgie d’un retour vers l’enfance.
L’auteur
Auteur d’une douzaine d’ouvrages, principalement publiés par Verdier et L’Escampette, Jean-Jacques Salgon est écrivain. Il vit entre Nîmes et son Ardèche natale. Scientifique de formation, il a enseigné la physique. Il a séjourné en Algérie, en Côte d’Ivoire, à Paris, à La Rochelle et effectué de nombreux voyages. Les thèmes de la géographie, de la mémoire et de l’altérité sont au cœur de ses livres, la plupart à caractère autobiographique.
Extrait
VÉRÉDÈME & ÆGIDIOS
Vérédème, c’est comme si je l’avais connu. Je ne sais pourquoi ce saint, mort il y a exactement 1300 ans, me semble si proche. Il vient de Grèce, a traversé l’Adriatique et un bout de l’Italie avant d’embarquer sur un navire marchand en direction de Marseille. On ne sait trop où les marchands marseillais l’ont débarqué, sans doute vers un estuaire du Rhône, pourquoi pas au port de la Montille d’Ulmet, peut-être encore alors en fonction, aujourd’hui disparu, et situé en Camargue, non loin de l’actuel étang d’Ulmet, à l’est du Vaccarès. Ce bras du Rhône, dit Rhône d’Ulmet, est resté navigable jusqu’au XVIe siècle. Aujourd’hui on peut en deviner le tracé en suivant les méandres du Vieux Rhône, le canal du Japon et du Bras de Fer, la baisse du Pèbre, puis, plus au nord, les roubines de l’Aube du Bouc ou de la Petite Montlong. La divagation d’un fleuve, ses méandres et ses atterrissements ont quelque chose qui m’enchante aussi bien dans la réalité de ces phénomènes que dans les mots choisis pour les désigner. Retrouver les traces du Vieux Rhône sur une carte me procure un vif plaisir. Et j’imagine très bien les vaisseaux grecs, étrusques, romains, carthaginois, en train de remonter ou descendre les boucles de ce Rhône aujourd’hui disparu, flottille en perpétuel mouvement telle celle que je connus en Afrique, sillonnant le fleuve Niger entre les ports de Gao, de Tombouctou ou de Mopti.
Si Vérédème choisit de se faire débarquer à la Montille d’Ulmet ou dans quelque port voisin, c’est qu’il ne voulait pas pousser jusqu’à Arles. Il y avait toujours, à cette époque, une communauté nombreuse de Grecs dans cette ville, qui avant de s’appeler Arelate (la proche des marais) avait reçu le nom grec de Théliné (la nourricière). Vérédème rêvait de solitude et de retraite et n’avait sûrement aucune envie de se retrouver parmi une foule de citadins affairés, fussent-ils grecs comme lui. Il voulait marcher à travers la campagne, avancer sous un grand ciel bleu ou affronter le vent ou l’orage, trouver refuge le soir dans des bergeries ou sous le couvert de quelque abri rocheux. La traversée de la Crau dut être pour lui un enchantement de cailloux et d’herbe rase, une féerie agreste déployée jusqu’aux lointains, un désert avec la ligne bleutée des Alpilles flottant à l’horizon comme un mirage et tout un miroitement de vide, de lumière et d’espace qui le rapprochait de Dieu.
Sans doute dut-il, sur cette plaine nue, croiser ici ou là quelques bergers conduisant leurs troupeaux puisqu’il devint bien après sa mort leur saint patron. Enfin le voici s’établissant pour quelque temps au pied des Alpilles et du mont Menu, en un lieu alors sauvage et reculé qui deviendra plus tard le bourg d’Eyguières.
Je m’y trouve par une belle journée de l’automne 2021 où le ciel est d’un bleu limpide et la campagne battue par un violent mistral. Le lieu désert où notre moine errant séjourna s’est depuis longtemps humanisé. Un bourg est né au Moyen Âge et c’est maintenant une petite ville proprette, assez morte aujourd’hui puisque nous sommes un dimanche, mais dont on sent bien qu’elle n’attend que la venue des touristes pour se réveiller. Une avenue Saint-Vérédème, bordée de grands platanes, conduit jusqu’au cimetière où se trouve la petite chapelle dédiée à notre voyageur. Cette chapelle, qui date dit-on des X-XIes siècles, semble faire le gros dos sous les assauts du vent. Elle se tient ainsi, à flanc de coteau, comme à demi enfoncée dans le sol, agrippée à la colline. Sans aucun décorum, on dirait une grange ou une longue bergerie plutôt qu’un édifice religieux, avec ses pans de murs aveugles portant par endroit des lambeaux de crépi vaguement rosé ; son chevet sommé d’un petit chapeau chinois de tuiles rondes, son bénitier en grès serti auprès du porche, son minuscule clocheton, tout cela indique timidement une vocation sacrée ; elle me plaît ainsi, porte close et vaguement délaissée. Tout autour sont les tombes du cimetière, disposées sur des terrasses qui dégringolent en contrebas, plantées de quelques ifs taillés selon l’art dit «topiaire», haies prismatiques ou toupies à collerettes.
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