|
Pascal Commère
Sortir des forêts
Histoires
2025. 160 p. 14/19.
ISBN 978.2.86853.723.2
20,00 €
|
|
Le livre
«Il y avait bien une vague idée à l’origine, une sensation. Un poudroiement. Quelque chose d’une vie ordinaire, visite à un bûcheron accidenté par exemple, mais est-ce que cela faisait une histoire ? Si oui, est-ce que je parviendrais à l’écrire ? Sans les mots, la musique de la phrase, le ton, l’histoire en soi ne me retenait pas. Bien plus qu’un projet, c’était une présence que je recherchais. Et je me rappelai ce qu’avait dit Gérard à propos du cri des geais quand arrive la visite d’un intrus sur leur territoire. Cela valait pour la forêt, mais pas seulement. Ou si cela touchait à quelque chose de plus
vaste encore. Parce que tu n’entres pas là-dedans comme dans une cathédrale, il avait dit, même si des fois le soleil au matin s’y profile entre les branches. Il y a un peu de cela en forêt. La lumière, tu vois… Ses jeux sur les écorces. Tu ne sais pas trop d’où ça vient ce monde-là. Cette clarté…»
Les histoires que conte Pascal Commère lui sont inspirées par les humbles vies bêtes et gens , les existences perdues attachées à la terre que sa mémoire a enregistrées depuis l’enfance ou rencontrées dans son âge d’homme. Elles lui sont également dictées par les livres lus, et les mots agglutinés, la musique de la phrase. Car c’est dans le remâchement de l’écriture qu’elle prennent forme et même, réellement, vie depuis ses «forêts intérieures», puisque aux forêts il revient toujours pour retrouver «cette vieille odeur d’humus qui de si loin remonte».
L’auteur
Né en 1951 à Semur-en-Auxois, Pascal Commère vit à la campagne et publie depuis 1978. Nourri charnellement et métaphysiquement par cette terre ancestrale qui est la matière de ses oeuvres, il a publié une vingtaine de livres, proses narratives et poésie, et il est également l’auteur de nombreux textes critiques consacrés à des «frères de lettres», écrivains et poètes, comme André Frénaud, Gustave Roud, Serge Wellens, Franck Venaille, James Sacré, Petr Kral, Jean-Loup Trassard.
Extrait
GUEULE DE BOIS
J’avais tourné sur la gauche. Le temps d’apercevoir à la sortie du virage ce qui annonçait, plus qu’une activité, le lieu et le cadre de ce dont je découvrais l’emplacement malgré moi, quand bien même tout cela semblait ravagé, mal arrimé et précaire, ainsi que peut l’être une scierie à cette heure, en pleine campagne, dans la nuit qui tombe ; toutes ces grumes formant chantier, qui encombraient le sol de l’entrepôt devant, lequel n’en finissait pas d’empiéter sur l’espace autour ; écorces rudes, lichens, toute cette part d’humide. Et de boue, telle qu’en automne on en ressent de partout la poussée. Et le peu de lumière projetée par mes phares, les broussailles. Alors que je réalisais que je m’étais trompé de route, et choisissant aussitôt de revenir à l’embranchement, centaine de mètres de la scierie. Quand j’aperçus un homme. De ceux dont on croyait il y a peu qu’il n’en existait plus, sinon dans les images. Brueghel bien sûr, le retour des chasseurs. Tout ce froid. Et cette silhouette qui avançait, massive et gauche semblait-il, un rien penchée vers l’avant et comme appelée par la forêt proche où elle semblait retourner, du moins je le crus, aucune habitation, rien, n’apparaissant alentour, hormis le noir du couvert ; une pelisse jetée sur le dos, et le pas qui ne finissait pas, trois quatre ans après que mon père était tombé, jument toquée. D’autres encore, et métiers d’écuries. L’industrie lourde, et l’envol des poulains : un joujou. Les aciéries Bedel, dans la Loire ajoutait ma mère sans trop savoir ni où ni quand, quelque chose comme de l’admiration dans la voix, une surprise, un brevet en somme, attribué sur le tard au fantôme d’un jockey tombé, comme elle répétait il y a peu encore les noms de quelques grands des courses, elle qui n’avait assisté à aucune, serrant contre elle ses enfants sans trop penser, pendant que le père, parti au matin vers Charolles La Clayette Paray le Monial ou Vichy, démarrait un canter sur la pelouse avant de rentrer le soir un peu gris, en tête le nom de Freddy Palmer, son préféré. Aussi bien Nort-sur-Erdre longtemps avant, Chantilly, Fougères, Rouvres en Plaine, tous lieux dont on prendrait connaissance plus tard grâce à une copie plus que sépia, état signalétique et des services délivré pour
raisons administratives par l’autorité compétente (Bureau central d’Archives administratives militaires) au coin duquel apparaît en tout petit, en haut à gauche, la mention «apprenti jockey», en dessous «entraîneur», le reste dans une calligraphie à l’ancienne complétée au fil des années d’une écriture souillonne. J’ai conservé l’extrait. Seul scribe de la fratrie et capable dès lors de transmettre quelque chose, bout de chemin dans le froid, la nuit des écuries, ne sachant toujours pas ce que l’écriture vient faire làdedans. Et si je dois, fils de jockey tombé, et de quel droit, entrer en piste à mon tour. Comme si les mots n’étaient fatigué, comme si en fin de journée l’une des jambes refusait de suivre l’autre, un outil sur l’épaule, de cette sorte de croc qu’utilisent les forestiers pour riper les grumes, d’une main enserrant le manche, ou si je voyais mal dans les phares, le temps que je manoeuvre pour retrouver ma route.
C’est alors que j’avais pensé à mon père, soudain. Quand il rentrait de la tuilerie, à transbahuter tout le jour des lessiveuses de briques dans la chaleur des fours. Cela, et le reste. Le vin peut-être, les autres, la fatigue. Sa p’tite mobylette grise, une première, si ce n’était pas, en raison d’une panne de moteur ou une crevaison, le vélo demi-course d’un du Moulin quand le zigue n’était pas retenu à la maison d’arrêt ; dix onze kilomètres chaque jour matin et soir, par tous les temps, hiver comme été, glissant sous son tricot des feuilles de journal sur sa poitrine vieux truc contre le froid, avant de retirer ses moufles au retour et frapper, geste large, ses mains contre ses flancs, tapant des pieds pour chasser l’onglée. Mon père. Un mètre cinquante-cinq, et pas plus de kilos, ce qui ne l’empêchait pas de charger sur son dos un sac d’un poids presque le double quand il aidait aux travaux dans les fermes ou s’il fallait donner la main, et qui, les dimanches de courses, costume trois pièces cravate, redevenait aux yeux de tous le jockey du châtelain. …
|
|