Parution Octobre 2024


    Accueil

    Parutions

    Auteurs

    Œuvres

    Bibliophilie

    Commande

    Recherche

    La maison

    Autres fonds

    Liens

    Chronique

    Lettre d’info


    Livres de photographie

Julie Nakache
Choisir ses morts

Roman

2024. 144 p. 14/19.
ISBN 978.2.86853.716.4

18,00 €

Le livre

« Des fils invisibles relient l’histoire d’Éliane et celle de l’empoisonneuse, des passages, des lieux, des émotions ou des réflexions. Les liens nous questionnent, interrogent nos relations aux autres. La guerre ravage un pays, la vie, l’amour continuent d’être vécus. L’Algérie de mon père est morte. Anoun, mon grand-père, enseveli avec elle, comme le corps des Algériens noyés dans la Seine, enterrés à la hâte dans des fosses communes. À quels fils se raccrocher ? Les révoltes paysannes n’ont pas cessé avec l’échec de la Fronde. À l’époque de la Marquise, la misère et les répressions sanglantes s’abritent derrière le sourire des rois. L’époque façonne-t-elle les femmes à la mesure de sa violence ? »
Dans ce roman très intime, Julie Nakache entremêle à une histoire personnelle — celle d’une grand-mère « enchaînée à la famille et à la loi des hommes » dans l’Algérie coloniale — l’histoire de la Marquise de Brinvilliers, au centre de l’« affaire des poisons », qui secoua la cour de Louis XIV. Elle trouve ainsi, entre le récit familial et le récit historique, des échos nombreux et constants qui annulent les considérables différences d’époque, de pays, de milieu. C’est que la condition des femmes n’a guère changé en trois siècles. Et ce n’est pas sans effroi qu’on constate que les deux figures de femmes libres que nous dépeint ce livre répondent fatalement à la violence par le meurtre.




L’auteur

Née à Évreux en 1981, Julie Nakache écrit de la poésie et des romans. Elle vit à Angoulême, y enseigne et se consacre à l’écriture. Ses livres sont publiés aux éditions Eidola, d’écarts, Le temps qu’il fait, Les petites allées et du Passavant. On trouve aussi ses textes au sommaire de nombreuses revues. Ses poèmes ont été traduits en italien. Elle donne parfois et en musique des lectures publiques de ses textes. Parallèlement, elle co-dirige la revue Ou Bien, feuille d’arts et de littérature.
Son premier roman, Une nuit noire et longue, a paru à nos éditions en 2020.



Extrait


Et toi, tu ne veux pas d'enfants ? La question de mon amie m’a prise de court. J’ai écouté les mots résonner dans l’air, sans répondre. Nous sommes restées silencieuses et j’ai songé à la petite Marquise, à ses grossesses successives. Mon père et ses frères étaient des enfants non désirés. De quelle voix suis-je la dépositaire ? Ce projet de décrire la vie d’une empoisonneuse n’est-il pas, au fond, un moyen de dire ce qui, depuis toujours, se tait ? Parcourir une histoire, c’est un très long voyage. En moi-même, je découvre si peu de moi. L’écriture mène vers ce qui heurte et dépasse. Comme une mouette de passage, je reviens à la mer et je cherche à entendre son chant. Sait-on vraiment ce qu’on raconte ?
Il y a des odeurs, des images d’un monde, que je pensais enfouies, qui émergent à chacun de mes rêves. Elles me visitent la nuit et m’échappent au réveil. Je parcours une terre étrangement familière, faite de sable et de lumière. Le mezoued souffle un chant inconnu et le rythme sourd des tambourins accompagnent celui de mes pas. Des pas hésitants et craintifs sur cette terre au parfum d’agneau grillé. L’Algérie, cent-trente-deux années de conquête et de colonie, un siècle et demi de déchirements et de massacres. C’est la terre de mon père, celle de ma grand-mère aussi, une autre
empoisonneuse. Combien de fois, enfant, ai-je entendu ces mots dans la bouche des adultes ? Elle m’empoisonne l’existence. Maintenant, dans ce café, je songe que mon livre repose sur cette phrase. Empoisonner l’existence.
Je ne connais pas grand-chose de mon histoire familiale et je n’éprouve pour ma grand-mère paternelle ni tendresse, ni affection. Je m’apprête pourtant à traverser sa vie, ses silences. Écrire pour convoquer l’amour ? Je vois plutôt dans mes mots la vaine tentative de ramener à la vie les fantômes et les bannis de la mémoire. Les questions d’identité, de vérité familiale m’assaillent, m’oppriment et me harcèlent. J’aimerais répondre aux questions informulées de ma vie, faire l’état des lieux de mon non-désir d’enfant et prendre rendez-vous avec cette grand-mère monstrueuse. Afin que le livre s’ébauche, il me faut fouiller les âmes courbées de la famille, laisser leurs voix dresser les jours heureux et les jours de guerre. Comme Pascal Quignard, j’aimerais que tout ce qui s’écrit ici « coule comme une eau », que se répondent la Marquise et ma grand-mère paternelle, dans un dialogue qui ferait émerger le sauvage et le perdu. Comment assembler les morceaux épars de ce puzzle qui mène de la Marquise de Brinvilliers, empoisonneuse du 17e siècle à Éliane A., Constantinoise et empoisonneuse d’amour ?
J’ai lu quelque part que les romans sont toujours des livres de fantômes. La vie de ma grand-mère est une vie de mensonges et de silence. Éliane se bat, tombe amoureuse, tue, dévore ceux qu’elle aime. On dit d’elle que c’est une femme castratrice. Je cherche ce qui se cache derrière ces mots car je pressens que sa légende est faite de rebut et de désastre, de pourriture et de déchets. Je n’ignore pas que ma famille a vécu au coeur de l’Histoire. Et les historiens s’accordent à dire la terreur dans la guerre d’Algérie. Ma plume baigne dans le sang des morts, trempe dans la douleur des exilés. À mon insu, j’écris de leurs blessures, je vis dans leur nuit.
Et toi, tu ne veux pas d'enfants ? La question tournoie dans mon esprit, en suspension, et je laisse la Marquise et ma grand-mère y répondre à ma place. Écrire, comme le déclare le poète Gérard Bocholier, n’est-ce pas « suspendre ce qu’on est » ?