Daniel Morvan
Quitter la terre
Poèmes
2024. 144 p. 14/19.
ISBN 978.2.86853.712.6
18,00 €
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Le livre
L’effondrement de la société rurale a conditionné chez certains enfants de paysans, témoins de cette mutation brutale des années 1960, la fin d’une confiance dans les rythmes lents d’un monde profondément accordé à la nature. Né dans une famille paysanne du nord Finistère, Daniel Morvan a vécu les arrachements et les exils propres à cette modernité, porteuse de catastrophe sociale et environnementale : exode d’un terroir à l’autre, encasernement par l’internat et rencontre de la culture urbaine, promotion de l’enfant boursier jusqu’aux bancs de l’École normale supérieure… C’est la confrontation entre les émotions de l’enfance et les révolutions d’un nouvel ordre économique qu’il décrit dans ce vaste poème en forme d’arche. Quitter la terre croise des approches diverses, prose, document, complainte de l’exil, catalogue de sons et biographèmes. Dans une écriture de gravité constante mais non sans humour, l’auteur définit le refus du productivisme comme constitutif de sa vie propre. Ce refus, ce scepticisme hérité de son père, le poursuit dans les tumultes intimes de l’arrachement à la terre, de la mélancolie urbaine, des errances et des choix de vie. Quelle affirmation trouver dans ces pages où court l’écho des colères paysannes ? Traversant les périls mortels de la terre, la poésie est-elle encore soeur des chants d’oiseaux ?
L’auteur
Daniel Morvan est né en 1955, de parents agriculteurs à Plougasnou (nord Finistère). Son parcours le conduit à l’École normale supérieure de Saint-Cloud où il tourne un film de fin d’études portant sur la disparition de la paysannerie, L’Assolement (1978). Partant d’un goût premier pour la poésie, passe à la prose : quelques bouts d’essai avant la parution de la fiction (parfois qualifiée de poétique) Lucia Antonia, funambule (éd. Zulma, prix Charles Oulmont 2013 et prix Loire-Atlantique). A croisé la route de Jean-Pierre Abraham, de Paul Louis Rossi, a comme eux aimé la peinture de François Dilasser. Vit à Paimboeuf depuis peu. A exposé ses premières peintures avec ses amis artistes en 2021 sous le titre «Né à Paimboeuf comme tout le monde». A publié La main de la reine, roman, au Temps qu’il fait en 2022.
Extrait
D’arrache-langue
Tu ne sais pas ce qui s’est envolé dans le parler éteint
dans les longues fumées des fagots d’hiver
dans les vapeurs du troupeau à l’étable
tu as perdu ta langue
de cet idiome il ne reste rien
un je-ne-sais-quoi de râpeux et d’arrache-langue
le plus puissant du sentiment de la langue perdue
c’est le souvenir resté dans l’oreille
des railleries lancées d’un sillon à l’autre et du rire des hommes
pas comprendre la blague c’est perdre sa langue
plus on apprenait de mots moins on savait de choses
ce qui s’est évanoui je l’aperçois pourtant
un caillou blanc dans le ruisseau
je visite les mots comme on visite ses morts
j’ai deux dictionnaires en moi ouverts inutiles
breton désappris et latin mal appris
s’y écoulent comme sang et pluie
la même grive y chante qu’on ne voit jamais
un monde fini est dans les mots introuvables
aussi cruellement tué que par les bombes
seule trace d’un monde dans la parole tombée
le souvenir s’est éteint de cette parlure dépouillée
pour rompre l’écorce paysanne
en y goûtant seulement du bout des lèvres
tu aurais touché le dedans des choses
hors de ta portée tu aurais mieux su faire et dire
tu aurais mieux cerné mieux embrassé tu ne serais pas resté
planté dans tes guêtres moins emprunté peut-être
mieux adapté aux subtilités terrestres
plus apte aux mots osés sans marque déposée
moins à côté de la plaque moins perché
qu’est-ce qui clochait dans cette langue
pour qu’on en dise tant de mal
si elle déréglait le cœur ou nuisait à l’éducation
si ça gâtait l’oreille du prince
valait mieux pas la parler
pour vaincre dans la langue du vainqueur
et sagement faire sa page d’écriture comme on rhabille
de plâtre le dedans des fermes
avec les aplombs de la belle parlure où
tu pioches aujourd’hui pour voir si derrière
les choses tombent aussi droit qu’ils le prétendent
les beaux parleurs de la langue qui a gagné la guerre
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