Gilles Ortlieb
La nuit de Moyeuvre
Coll. Corps neuf, 19
2022. 160 p. 12/18.
ISBN 978.2.86853.676.1
12,00 €
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Le livre
«Il restera, malgré tout, l’énumération des anges (Blettange, Florange, Gandrange, Tressange ou Œutrange, pour n’en citer que quelques-uns), qui en ont tant vu qu’ils peuvent maintenant se contenter de rester à jamais postés, muets, à l’entrée des agglomérations. Il restera le fronton des forges de Jœuf, où des familles de corvidés continueront de s’affairer, avec des cris de nouveau-nés, parmi les branches et les boules de gui. Ou encore, sur les places et dans les grand’rues, ces wagonnets de mines repeints et vernis, posés sur deux tronçons de rails; devenus pimpants bacs à fleurs pour proposer, du long, furieux et méthodique épisode de la révolution industrielle, une version bénigne et décorative, autant que les biches et faons tétant qui ornent, en fer filé, les façades récentes. Il restera, au lieu-dit Le Paradis, trois serrures d’or sur une porte de fer que personne ne pourra plus ouvrir. Et aussi, sur les trottoirs conduisant à l’écluse de l’Orne, les reflets d’une très fine poussière ocre que les pluies mettront longtemps à rincer tout à fait. […] Il reste la nuit de Moyeuvre-Grande, avec ses coteaux vaguement éclairés au loin et, visible dans l’entrebâillement des rideaux, une procession de petits nuages tirant sur l’orangé.»
Entré dans les services de traduction de l’Union Européenne en 1986, l’auteur a longtemps vécu à Luxembourg, quitté en 2012 au moment de la retraite. C’est de cet environnement particulier où une certaine interrogation sociologique s’ajoute aux étonnements de l’espèce d’«exilé» qu’il fut durant cette période que traite particulièrement cet ouvrage, d’abord paru en 2000, et qui reparaît ici dans une version augmentée.
L’auteur
Gilles Ortlieb est né en 1953 au Maroc. Traducteur littéraire (grec moderne, allemand, anglais), auteur de poèmes, de récits et de carnets, il a publié une dizaine de livres à nos éditions, et plusieurs autres chez Gallimard, Finitude, Le Bruit du temps, etc. C’est en observateur attentif et détaché qu’il consigne, avec une certaine méticulosité, les menus faits du quotidien, les attitudes des gens croisés, qu’il note les expressions étonnantes entendues dans les transports en commun, qu’il conserve les enseignes presque effacées, les devantures à l’abandon.
Extrait
Je suis monté dans ma chambre, la première à droite sur le palier, qu’une volée de marches à peine séparait de la salle à manger de l’unique hôtel-restaurant sur la place de Moyeuvre, où quelques baraques foraines avaient commencé d’éteindre leurs néons. C’est une chambre comme il n’en doit plus exister, à l’enseigne de l’Hôtel Central ou des Voyageurs, que dans ces petites villes ou grosses bourgades de la taille d’Étain ou Longuyon, qu’aucun symbole ne distingue sur les cartes routières pour justifier qu’on s’y arrête, et encore moins qu’on y passe la nuit. Un bidet dans un coin, dissimulé par un rideau coulissant en arc de cercle sur une tringle accrochée au plafond et curieusement mis en scène par le surprenant et, à mesure que je l’observe, de moins en moins explicable piédestal sur lequel il est posé. Une moquette fatiguée, dont la teinte hésite entre un jaune sourd et un ocre plus foncé selon l’éclairage et l’heure de la journée, à quoi il faut ajouter l’indéfinissable motif, mi-fougère mi-palmier, imprimé sur les rideaux, un immobile tourbillon de feuilles mortes s’abattant en pluie sur le papier peint des murs, et des brassées de roses rouges jetées à intervalles réguliers sur le rideau du bidet pour conférer sans doute au coin toilette un semblant, sinon de gaieté, au moins d’intimité. Je me suis allongé sur l’un des lits jumeaux pour contempler cette peine d’automne capital prononcée un mars (une date bien choisie, à la veille du er, pour traverser plus tôt dans l’après-midi le village d’Avril), et que le carafon de vin rouge bu pendant le repas, à deux tables de distance d’une jeune épousée qui n’avait pour ainsi dire cessé d’éclater de rire durant tout le dîner, ne suffisait pas à adoucir. D’autant qu’un large miroir ovale suspendu en face du lit me renvoyait tout ce qu’il pouvait de cette insistante végétation qui, à l’exception du sol et du plafond, n’avait rien épargné. Il faudrait aussi mentionner deux tables basses, avec dorures, aussi disparates que, ainsi placées aux deux extrémités de la pièce, dénuées de toute utilité. L’une de ces chambres, donc, que j’ai aussitôt reconnue pour les avoir assez pratiquées, où tout ce qui s’apparente à un mécanisme même élémentaire, de la serrure au robinet en passant par la crémone de la fenêtre, et jusqu’au tiroir de la table de nuit, semble être atteint d’un jeu inguérissable, qui menace perpétuellement la fonction sans jamais l’invalider tout à fait : le robinet goutte, certes, mais il consentira malgré tout à se fermer, tout comme l’espagnolette, pour peu qu’on la brusque un peu, ou le pêne de la serrure qui, après quelques tâtonnements, finit par obtempérer. Bref, où tout paraît obéir aux lois d’un équilibre approximatif (ou très subtil au contraire ?) et offrant en somme la meilleure garantie que les choses pourront rester ainsi, en l’état, pendant un nombre encore indéterminé d’années.
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