Parution Février 2019


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Uccio Esposito Torrigiani
Franz Kafka, suite


Roman

2019. 152 p. 14/19.
ISBN 978.2.86853.656.3

18,00 €

Le livre

Dans ce roman audacieux, l’auteur a voulu prolonger la réalité biographique de Franz Kafka de quelques décennies et introduire dans la vie — imaginaire — qu’il lui prête des éléments omniprésents dans ses textes : la recherche de l’absolu, la non-religiosité — à laquelle s’est vivement opposé son grand protecteur-traître Max Brod —, la judaïcité charnelle, humaine, l’extrême bonté, et son rapport intime avec la nature, que la rencontre avec l’âme simple de Dora, son dernier amour, favorise et encourage enfin, après les vaines recherches d’une vraie compagne (certes pas Felice Bauer). Il a voulu aussi — tout en n’étant pas juif — transporter une partie de son récit dans un kibboutz (Franz et Dora n’avaient-ils pas rêvé de se rendre en Palestine), afin d’évoquer le débat nécessaire et irrésolu, pour Kafka comme pour beaucoup de Juifs, entre la diaspora et le sionisme.
C’est son Kafka que Torrigiani nous propose ici, dans une appropriation déférente et très libre, un Kafka intime et plus vrai que nature : vivant.



L’auteur

Uccio Esposito Torrigiani est né en Italie en 1932, de parents comédiens et a passé son enfance avec eux dans une troupe qui sillonnait le pays. Après ses études secondaires, il a couru le monde, séjourné dans divers pays en exerçant de nombreux métiers (soldat, peintre, traducteur aux Nations Unies, etc.) et commencé à écrire en italien, puis à partir de 1962 en français. Il a publié dans cette langue des romans (Mme B., et Environs de L.) parus au Mercure de France ainsi que des pièces radiophoniques et théâtrales (dont Jean publiée par Gallimard) représentées en France, en Allemagne, en Belgique, au Canada et en Italie. Il a également écrit des romans restés inédits, la trilogie Verbigo, Un mauvais polar, Pensión Paraíso, En coulisse, Narr, Que l’on meurt de hasard. Il a aussi traduit et adapté des œuvres littéraires du français, de l’anglais, de l’espagnol, du grec et de l’italien. Auteur de textes écrits en collaboration avec Danielle Collobert (1940-1978), il a participé à l’édition de ses œuvres complètes (POL, 2004-2005). Depuis plus de vingt ans il vit en Crète.



Extrait


Ceci est un roman. Il y a des faits ou épisodes vrais et des épisodes faux. Parfois les vrais sont arrangés pour les faire apparaître faux. Et les faux, à force de ruses et d’astuces littéraires, pourraient sembler vrais. En d’autres mots, c’est un mélange de réalité et de rêve. L’axe portant de ce mélange est l’écrivain Franz Kafka. Sans doute l’un des plus importants auteurs de la littérature allemande. Pourtant il était tchèque : c’est pourquoi il a pressenti vingt ans plutôt ce qui allait arriver. De surcroît — comme on peut le lire au début de ce texte — il ne voulait rien laisser de ses écrits. Il est donc célèbre malgré lui, et tellement important que l’on a fait un adjectif de son nom : kafkaïen. Selon les diverses langues cela veut dire inquiétant, angoissant, cauchemardesque, troublant, etc. Moi je l’aime depuis soixante ans d’un amour exclusif et révérencieux, qui dépasse de loin la littérature, et qui est devenu, au fur et à mesure de «notre» fréquentation, possessif, libérateur, fraternel. Je suis donc le dernier qui aurait dû oser en faire un personnage de roman : c’est pourtant ce que je fais ici, je trahis son silence, avec toujours un immense respect et un peu de sa «folie». Mais est-ce qu’en amour la trahison n’est pas aussi indispensable que la pomme dans le jardin d’Eden ?
Le temps passe, ou plutôt ne passe jamais, cela fait plus de deux mois qu’il est au Hadassah et Dora s’enlise de plus en plus dans le découragement, la lassitude. Elle va le voir tous les jours, mais souvent il dort et elle reste là à le veiller, sans pouvoir lui parler. Elle voit moins qu’avant Jana, qui est très prise par son travail à l’hôpital, mais elle joue les intermédiaires et lui a expliqué que du fait de ses insomnies, les docteurs lui donnent souvent des sédatifs dans la journée, pour pouvoir quand même le contrôler
.

[…]

Rentrée chez elle, dans l’après-midi avancé, d’abord elle ouvre la fenêtre pour se changer les idées. Sa chambre est au dernier étage, au-dessus de la ruelle où il y a beaucoup de commerces et de bruit, mais un escalier descend de la rue dans une petite place, où trônent quatre ou cinq colonnes romaines devant un bâtiment en ruine et au fond il y a aussi un groupe de palmiers qui cache en partie un minaret. Elle voit des gens passer, habillés de toutes sortes de façon, des enfants qui jouent, et elle se sent plus protégée que lorsqu’elle est dans la rue. En effet, cette partie du quartier arménien est pratiquement à la frontière avec les trois autres quartiers de la vieille ville : le chrétien au nord, le juif à l’est et le musulman à nord-est. C’est ce que lui a expliqué Mme Bogossian, qu’elle voit souvent, car lorsqu’elle monte les deux premiers étages elle la trouve presque toujours dans le petit salon qui lui sert de réception. Chaque fois, elle l’invite à s’asseoir et à prendre un thé. La dame fait un thé excellent à la menthe ou aux pignons, dont elle remplit d’un geste haut des verres décorés d’or et d’émail, mais Dora en boit à peine une gorgée, car la première fois elle n’a pas dormi de la nuit, tant il est fort. Parfois, quand le crépuscule adoucit l’air, elles vont s’asseoir sur le petit balcon protégé par un moucharabieh dont il ne reste que les barreaux en fer forgé, de manière que l’on peut voir tout ce qui se passe…

[…]

Une nuit, Dora raconta à Franz de ces nouveaux personnages, ou plus exactement elle se limita à les décrire, omettant totalement leurs aventures, mais ne put s’empêcher de lui parler de la jolie ânesse qu’ils tenaient avec eux. Le docteur dit qu’il aurait aimé la rencontrer.
Après avoir préparé Douchka et Janusz, leur ordonnant de ne rien dire sur tout ce qu’ils avaient vécu, elle emmena le docteur à la poussinière, devant il y avait une petite prairie où Leànyka broutait tranquillement. La vue de la vieille baraque noircie lui rappela Rahéli et il se raidit et devint tout pâle. Douchka apporta une chaise et le docteur s’assit en face de l’ânesse. Il resta longtemps à la regarder en silence, leurs têtes s’approchant peu à peu. Dommage, dit-il, que je ne t’ai pas connue avant, j’aurais aimé écrire une histoire sur toi. Tu peux encore, dit l’ânesse, j’aurais beaucoup de choses à te raconter. Mais je n’écris plus. Et qu’est-ce que tu fais à la place ? Je pense. Ecrire aussi était penser, je me souviens de ton beau conte sur la souris cantatrice. Tu le connais ? demanda le docteur. Oui, tous les animaux connaissent tes histoires, même celles qui sont très tristes, comme celle du pauvre cancrelat. Tu as raison, peut-être un jour je vais m’y mettre à nouveau. Quand il se leva, en lui tournant le dos, il dit Elle est belle et Leànyka vint frotter son museau contre son dos. Il se retourna et lui fit une caresse sur le front. Les autres, qui se tenaient à distance, eurent l’impression qu’ils se regardèrent fixement dans les yeux, puis l’ânesse baissa sa tête pour reprendre à brouter. Dora le prit par le bras, ils remercièrent et reprirent le chemin du retour.
À mesure que l’été avançait et la chaleur devenait de plus en plus forte, il venait la voir en fin de journée. Il se servait moins de la chaise, il détachait la longe de son piquet et ils se promenaient côte à côte. Il aimait voir leurs ombres allongées sur le sol, former des curieux entrelacs qui allaient se joindre aux autres ombres venant de la rangée de massifs épineux plantés contre la clôture ou vers les nouveaux orangers encore petits qu’on venait de planter entre le poulailler et la poussinière, mais le bricolage des Debroszcki n’avait pas suffi à cacher les traces charbonneuses de l’attaque et il évitait de les regarder.

Art Press 468
juillet 2019