Jean-Pierre Otte
Cette nuit est
l’intérieur d’une bogue
Poèmes & proses
2019. 120 p. 14/19.
ISBN 978.2.86853.655.6
15,00 €
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Le livre
De sa dix-neuvième à sa vingt-quatrième année, en un temps d’apprentissage, Jean-Pierre Otte écrivit bon nombre de poèmes et de courts récits. Comme s’il convenait d’abord de s’exercer, de pratiquer des sortes d’exorcismes, et de subir des influences pour progressivement s’en affranchir. Comme il le dit dans Entrée en écriture : «il s’agissait d’exprimer à chaque fois un univers devenu familier tout en laissant aux mots la liberté d’ourdir leurs propres images insolites et d’exprimer ainsi la saveur de ce qui, quoi qu’on fasse, nous reste insaisissable.»
Beaucoup de ces poèmes furent détruits, l’écrivain en herbe les considérant, peut-être à tort, comme des «copeaux d’atelier». D’autres, dispersés, furent publiés en diverses revues et un autre demeura inédit. Ce sont ces textes que l’auteur a réunis ici, les prémices étonnamment matures de l’œuvre à venir.
L’auteur
Jean-Pierre Otte est né dans les Ardennes belges en 1949. Avide de savoir, il étudie en auditeur libre la biologie, la physique, la philosophie et les mythologies du monde. Depuis 1984 il réside sur un causse du Lot, entouré d’animaux familiers. Épicurien, passionné par le vivant, il aime la marche et le vin. Vivant depuis ses débuts (1976) de sa plume et de sa voix, il est également chroniqueur dans les journaux, conteur à la radio et en spectacle, conférencier et peintre.
Jean-Pierre Otte est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages consacrés aux rites amoureux des animaux (L’amour en eaux dormantes, La Sexualité d’un plateau de fruits de mer…), sur les mythes cosmogoniques du monde (Les aubes enchantées, Les Naissances de la femme…) mais aussi de récits plus personnels ou intimes célébrant le «plaisir d’exister» (Le ravissement, Petite tribu de femmes, Un cercle de lecteurs autour d’une poêlée de châtaignes, Le labyrinthe des désirs retrouvés…). Ses livres sont principalement publiés aux éditions Robert Laffont, Seghers, Julliard…
Extrait
Entrée en écriture
J’avais conscience de ne pas être tout entier réveillé et de continuer de rêver. En lisière, paupières touchées par la lumière du jour. Je faisais exprès de prolonger mes rêves, les alimentais d’autres images, grossissais le fil, tout en conservant le corps immobile, la bouche assourdie par la salive du sommeil. Autant de songes légers à travers lesquels m’atteignaient des bruits réels. Mais aussi des bruissements internes. Comme on en entend à l’intérieur d’une coquille d’œuf.
J’avais vingt ans et, du fond du lit, je voyais des anges, des oiseleurs, des lucioles, des horloges pleines d’oiseaux, le saut d’une carpe à la surface des eaux, un funambule évoluant sur son fil sans autre balancier que celui de ses bras écartés. Je pouvais aussi bien, en vertu d’une sorte de dédoublement, me considérer de l’extérieur. Suspendu au plafond, avec un sourire dont on ne peut dire au juste s’il exprimait amusement, félicité ou ironie.
Filtrant à travers le sommeil, me parvenaient progressivement l’odeur tonique du café, des bruits de pas, un affairement, les voix fluides des femmes allant et venant dans la cuisine et la salle de bains à pavés blancs. Entre les toits, les vols rapides des pigeons claquaient comme du linge mouillé. Les cloches accordées de l’église Saint-Hubert marquaient les heures : «Fais la grimace et si la cloche tinte à ce moment, tu resteras ainsi pour l’éternité».
C’était aussi le lever du grand-père : il remontait toutes les horloges, heurtait du bout de l’ongle le baromètre arrêté sur «Variable», et posait un concerto de Mozart sous l’aiguille du vieil électrophone en acajou. Au cours de la matinée, il décrocherait le miroir pour se raser, la figure barbouillée d’écume, tel un dieu marin.
Cette cérémonie familière visait à abolir les apparences, rompre les dernières ombres de la nuit, détruire sans bruit toutes les distances. Après s’être rasé, il se frottait les joues avec une pierre d’alun. Ensuite, le visage glabre, il allait nourrir les trois tarins : graines de chènevis et de tournesol. Il était celui que je nommais l’oiseleur des songes. Il avait eu une vie de liberté insensée, une gratuité extrême dans les gestes, ravi et presque stupéfait de se sentir respirer (et ce ravissement se poursuivait encore). Le bonheur n’était que la capacité offerte à chacun de se créer un petit ciel à l’intérieur et ce ciel comme l’autre était à la merci du bleu, des précipitations, des grêles et des embellies. Les lèvres se scellaient de silence.
Emmitouflé encore dans les couvertures, n’étais-je pas pareil à un plongeur sous sa cloche, m’enfonçant dans la rumeur orchestrée de la ville que l’on ne discernait pas encore, voilée par la brume du fleuve ?
Après la pluie, les trottoirs reflétaient une clarté bleuâtre, irréelle et l’on se sentait entraîné dans un univers de fantasmagorie, un univers d’escaliers, de croisées, d’arrière-cours, d’impasses badigeonnées au lait de chaux. Une odeur de charbon mouillé montait des caves. Les fenêtres à miroirs accrochaient le soleil de huit heures et la marchande de poires cuites passait dans les rues en criant d’une voix rauque. Le rémouleur faisait siffler les couteaux : un babil de pie se déliait vers les fenêtres ouvertes. Notre mère, en ce temps-là, travaillait chez un fourreur et, le soir, nous ramenait des couleurs d’ocelot, des morceaux de loutre au pelage court et soyeux.
Les images provenaient tout autant de l’extérieur que du dedans : choses qui m’avaient frappé d’émerveillement ou de stupeur dans l’enfance, choses qui venaient de bien avant le jour de ma naissance. J’étais de tous les lieux et de tous les temps : cela, je le devinai très tôt. Tout était à titre d’exception, très ample et multiple. Ainsi, plus tard, je pus dire un jour à quelqu’un :
Les poèmes roulent clos, déboulent du fond des âges tels des cailloux chargés de plumes, de clameur et de sang.
Le sang ne pouvait qu’être bleu. Le sang des orphelins, des ferronneries oubliées, et du ciel d’octobre ouvert comme une bogue. Le regard s’enfonçait dans le bleu sans rencontrer d’obstacle. Les sons, les images et les formes s’y évanouissaient tel un oiseau dont on suit le vol et dont il ne subsiste bientôt plus qu’un point (qui finit lui aussi par disparaître). S’engager dans le bleu, c’était, retenant sa respiration, dérober «le diapason sous l’oreiller», et passer de l’autre côté des miroirs. La vie était prise dans les angles d’un cristal de Bohême.
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