Didier Pobel
Tous les chagrins
porteurs de lance
Nouvelles
2019. 112 p. 14/19.
ISBN 978.2.86853.653.2
15,00 €
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Le livre
«L’enfant universel qui s’éloigne de chez lui pour la première fois, flanqué de l’informité de son sac et de la tendresse panique de sa mère. L’enfant d’hier vissé au giron de sa famille, celui d’aujourd’hui équipé de parents en kit. J’allume mon ordinateur. Je commence à taper. À coups de doigts et de battements de cœur dans un territoire qui n’est ni celui du passé, ni celui du présent, mais quelque chose d’intermédiaire. Un sac de mots ballotté entre terreurs et épiphanies.»
La petite vingtaine d’histoires rassemblées dans ce volume nous parlent à l’oreille de notre jeunesse (enfance comprise) dont ne s’efface pas le souvenir des refrains populaires, ni celui des marques d’automobiles, ni la surprise de la découverte du sens caché des mots… Elles nous parlent aussi des mystères du désir, de l’étonnement mélancolique d’être au monde et du triste déséquilibre dans lequel nous tient l’intime connaissance de destins fauchés ou de vies inaccomplies. C’est à un fonds commun très fraternel que puise ici l’auteur qui y ajoute les références à tout un petit monde d’auteurs aimés. Et c’est pourquoi nous le suivons avec délectation.
L’auteur
Didier Pobel est né en 1952 dans la campagne bressane, où il vit de nouveau. Après une brève période d’enseignement, il sera journaliste et critique littéraire pendant une trentaine d’années au Dauphiné Libéré. Prix Kowalski (et aujourd’hui membre du jury) pour les poèmes de Liaisons intérieures et autres lignes (Cheyne, 1990, réédition 1997). Parmi ses autres recueils parus : L’Éternité ne dure que cinq minutes tous les jours (Fagne, Bruxelles, 1977), Le Chemin frayé (Le Dé Bleu, 1978), Les Nulles parts (Subervie, 1983, prix Ilarie Voronca). Il donnera sa collaboration à de nombeuses revues : La NRF, Esprit, Théodore Balmoral, Poésie 1, Faire Part, Jungle, Action poétique… et ses poèmes seront traduits en allemand, italien, roumain, hongrois... Plus récemment, il a publié un récit autobiographique (Un beau soir l’avenir, La Passe du vent, 2014) et deux romans pour la jeunesse (Maman aime danser et Je volais je le jure, Bulles de Savon, 2016 et 2017). Le temps qu’il fait a publié en 2012 son roman Couleur de rocou.
Extrait
C’est un homme qui attend sous la pluie. Il s’est réfugié dans le recoin de la porte d’un immeuble. Il est triste et tête nue. On dirait qu’il pleure avec ses cheveux. Je tombe sur lui en sortant pour les courses. Nez à nez. Froissements mêlés de vêtements rauques. Petits soupirs, vagues grognements, gêne mutuelle. Il a son oreille près de la grille de l’interphone. Mais ce qu’on entend, c’est personne. Seule la pluie sonne. Elle sonne dans le vide et l’homme tremble un peu comme un timbre de vélo qui passe en éclaboussant le trottoir. Cela ne dure qu’un instant. Pas même une rencontre. Juste des regards qui se croisent. Une sorte d’éclair noir dans les pupilles. Deux visages qui se surprennent l’un l’autre, faisceaux braqués de lampes de maraudeurs. Pas un mot échangé. Pas de sourire. Peut-être, ici ou là, un rictus. Pas sûr. J’ai déjà fait une dizaine de mètres en direction des magasins. J’ai remonté mon col. L’automne est arrivé sans rien dire. La pluie a commencé à tomber dans la nuit. Rien de grave, ce n’est pas comme dans le Sud. À la télévision, on en parle sur le ton de la catastrophe. Là-bas, ce ne sont pas des pluies, ce sont des «épisodes cévenols» et l’on voit aux infos des rivières convulsées comme les draps tordus des lessives d’autrefois. La veille encore, c’était le foehn. Un vent chaud arraché d’une fourrure d’écureuil. Tout à coup, je me retourne. Il est toujours là. Collé à la porte vitrée. Il n’a plus de visage, plus de bras, plus d’épaules. Il n’est qu’une silhouette, une de celles qu’on voit rôdant dans les romans d’Henri Calet ou dans les chansons de Gérard Manset. À mon retour, il n’y sera plus. Disparu, envolé, fondu au noir, au blanc, au trouble. Devant moi, à la boulangerie, une dame tient un bouquet à la main en attendant son tour. «Moi je déteste les fleurs. À la rigueur, dans une plate-bande ou dans les jardins, mais pas dans un vase. Quand on m’en offre, je les laisse crever comme ça, piquées dans leur pot». La cliente ne sait pas quoi répondre. Elle ne s’attendait évidemment pas à pareille sentence de la part de celle à qui elle s’apprêtait à régler sa «campaillette» quotidienne. Tout le monde se tait. Parfums complices de pain chaud et de chocolat. Craquètements de croûte sous les doigts. Dehors, là où les forains replient les étals du marché écourté à cause du mauvais temps, c’est le règne du compost, des souvenirs sans soldes, des bâches qui claquent, des portes d’églises battant dans le vide. On dirait que l’averse redouble. «Redouble», c’est le mot. Il y a en elle ce mélange de désinvolture et d’obstination qui est justement l’apanage des redoublants à l’école. Je baisse la tête. Je presse le pas. J’abrite mon pain sous ma veste qui commence à fumer. Dans mon regard brouillé flotte l’image d’un homme las. C’est lui. Lui que je ne connais pas, que je n’ai vu que quelques instants et que je ne reverrai plus jamais. C’est lui. Son front fièvreux. Ses cheveux de noyé. Sa présence furtive. Son absence au monde des vivants.
Il tient une cigarette allumée. Je me demande pourquoi l’eau ne l’éteint pas. Je n’ai pas remarqué ce détail au cours de notre brève confrontation. Mais c’est maintenant, alors que je suis encore loin de chez moi et qu’il ne sera sans doute plus là-bas à mon retour, que cet accessoire me saute aux yeux. Une clope allumée. Un fanal dans la pénombre des sentiments. Un brasillement dans la détresse. Car maintenant j’en suis sûr. C’est un homme seul, abandonné, lâché. Il a en lui, dans la partie de son visage qu’on n’ose pas regarder de peur peut-être de s’y brûler, cette étrange part de dignité qui ne s’échange qu’en contrebande. Il est seul, mille fois seul. Il n’a plus nulle part où aller. Il sait qu’il n’en reviendra pas. Il a marché dans la nuit. Il a glissé dans l’aube. La pluie l’a surpris près de la gare. Il a frissonné. Il a bu un café avec ses dernières pièces de monnaie. Et puis il a échoué là. Près du porche de mon immeuble où il ne connaît personne. Ce qui l’a attiré, c’est l’abri de fortune dessiné par la porte en retrait. Mais c’est peut-être aussi d’abord la liste des noms gravés au-dessus du bouton de la sonnette. Il a lu chacun d’entre eux. L’un ou l’autre lui a, qui sait, rappelé quelque chose. Un parent. Un vieil oncle. Une cousine. Une complicité perdue. Peut-être s’est-il enhardi à sonner. Doigt tremblant, cœur battant. Appuyer au hasard, en se souvenant de l’époque où, enfant, il jouait à tirer les clochettes dans les quartiers huppés, avant de courir sans demander son reste.Rien de tel désormais. Il n’y a que l’enfance pour mettre hors d’haleine. Après vient l’âge adulte. L’âge où l’on ne sait plus que marcher. L’âge de raison lente, l’âge de pèlerins et de pèlerines. L’âge des fétus, l’âge du chaume. Du chômage, des stastistiques et des réseaux sociaux des autres. Je songe à tout cela comme à une évidence, alors que j’évolue difficilement sous les gouttes qui piquent ma nuque offerte. Je vais au plus simple. Je renonce à un détour par le kiosque à journaux où, pourtant, j’aime voir les gros titres qui jouent à crucifier notre vieux monde à la renverse. «G 20 : tragédie grecque à Cannes». «Crise grecque : l’Europe à la dérive». Encore quelques instants et je serai arrivé. Mais cela ne me lâche pas. Il est seul, bon sang. Seul de chez seul. Seul depuis quelques jours seulement ou depuis la nuit des temps et c’est la même chose. La solitude, comme l’amour, échappe à toute notion de temps. Elle ne commence ni ne finit jamais. Elle est. Elle attend sous la pluie d’octobre. Elle guette les sorties d’ascenseurs, les va-et-vient sur les paliers et dans les halls, les voix dans les interphones muets.Quand il est sorti de son dernier domicile, bête traquée qui fuit le terrier, odeur de musc et de perdition, il n’avait plus rien en tête. Qu’une ultime dispute. Qu’une envie de tuer. Qu’un désir de mourir. Qu’une quittance impossible à honorer. Que des photos d’autrefois brûlées dans un cendrier. Qu’un goût de clope froide et de terre d’aïeul dans la bouche. Alors il a marché. Tam-tam sourd de ses chaus-sures. Oiseau mort cognant du bec dans la poitrine. Poches d’imperméable vides. Tête en fatras dans laquelle il est impossible de fouiller. Remettre un brin d’ordre. Retrouver une très ancienne image de femme. Le salé d’une peau. Le lisse du cou. L’onctuosité des seins. Le palpitant froissis du sexe. Les pièces éparses d’une histoire. Des secrets à l’oreille. Des doigts qui se croisent. Des cris d’amour plantés profond au milieu du ventre.
(…)
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