Cécile Reims
L’embouchure
du temps
Récit
2017. 176 p. 14/19.
ISBN 978.2.86853.628.0
19,00 €
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Le livre
«Quelqu’un qui n’est plus moi et qui néanmoins ne peut se délester de ce moi, vit aux côtés de celui qui n’est plus lui, mais n’a ni le souvenir, ni le regret, de ce qu’il fut. Du temps où il ne s’était pas aussi éloigné de lui-même, il disait qu’il perdait ses feuilles mortes. Tandis que je garrotte continuellement la sève qui s’obstine à irriguer les miennes. Jusques à quand ? Quand tout tangue et que s’accentue irrésistiblement le mouvement qui expulse chacun de soi.»
C’est à la poursuite de l’entreprise autobiographique entamée avec ses deux précédents ouvrages que l’auteur se livre ici. La suivant, on mesure l’extraordinaire chemin parcouru pendant plus de six décennies aux côtés d’un compagnon dont l’effacement progressif, puis la mort, ouvrent sur un vertige sans fond et une solitude habitée. Le travail sur soi, le combat de la joie contre la «glaciation» des jours, l’immense réservoir du rêve et des souvenirs, l’inaltérable attachement à une histoire et à un modèle d’existence font de ce livre plus encore qu’un émouvant témoignage un manuel à méditer.
L’auteur
Née en 1927, Cécile Reims arrive en France en 1933 après avoir vécu sa petite enfance en Lituanie, dans une famille juive traditionnelle. Peu après la Libération, elle s’engage dans l’armée clandestine juive et se rend en Palestine. Elle reviendra en France pour se soigner de la tuberculose. Elle rencontre Fred Deux en 1951. Initiée à la gravure au burin par Joseph Hecht, elle produit, entre 1950 et 1960, une soixantaine d’œuvres originales avant de faire la rencontre d’Hans Bellmer dont elle sera le graveur-interprète de 1967 à 1975, et après la mort duquel elle alternera les gravures d’interprétation ( Fred Deux et Léonor Fini ) et les œuvres personnelles. Outre plusieurs ouvrages consacrés à cet aspect de son travail, on lui doit quatre autres livres : L’épure (1963, rééd. André Dimanche, 2000), Bagages perdus (id, 1986; Le temps qu’il fait, 2018), Plus tard (id. 2002), Peut-être (Le temps qu’il fait, 2010), Tout ça n’a pas d’importance (id., 2014) et L'embouchure du temps (id., 2017). Elle est morte à La Châtre le 18 juillet 2020.
Extrait
À présent où plus rien du moins de constructif ne peut s’élaborer et moins encore se former, c’est autour de dates fixées par autrui et le plus souvent sollicitées par moi que se consolide le futur. Une étroite parcelle de futur.
Affermie par cette prise de position, comme s’il s’agissait d’une citadelle conquise, la journée s’annonçait sans nuage. Le ciel intérieur de mon compagnon se montrait serein lui aussi. Je n’avais pas à me soucier d’une soudaine panique due à mon absence dont il aurait oublié le motif et qui se gonflerait jusqu’à renverser toute barrière, tout rempart. Je pouvais aller me promener. Marcher à mon pas, comme bon me semble. Aller jusqu’aux bords de l’Indre où je ne suis pas retournée depuis la chute de mon compagnon.
L’air était doux. Je suis partie de bon pied, sans que rien dans mon corps n’oppose, ce matin-là, d’inimitié.
Je contournai les remparts et descendis les marches qui mènent à la rivière. Je pensais m’arrêter au pont, là d’où je jetais dans l’eau des croûtes de pain. En principe destinées aux poissons mais, avant tout, pour ne pas attribuer aux ordures une nourriture comestible. Puis revenir à la maison.
Mais peut-être étais-je capable d’aller plus loin ?
Je suivis la berge avec la joie de qui dépasse une limite antérieure. Celle d’une conquête, fût-elle sur soi.
À cette heure encore matinale, je ne rencontrai personne sur ce sentier si souvent parcouru avec mon compagnon, depuis le quart de siècle que nous vivons ici. Accompagnés de nos deux chiennes, les premières années, puis d’une seule. Tous les deux ensuite. Bien après la disparition de la dernière, mon compagnon avait encore, avant de sortir de la maison, le mouvement réflexe de prendre la laisse, restée en place.
Je regarde ce qui m’entoure comme je ne l’ai jamais fait encore. Sans chercher à mettre en exergue une parcelle de ce qui se présente à mes yeux : la moindre particularité dans l’écorce d’un tronc, un nœud ou une éventration; l’ombre chinoise des branches dans l’eau sans mouvement, ce que je pourrais ce que je devrais ennoblir en une gravure, révéler.
Mais rien n’arrête mon regard qui n’a plus de raison, maintenant que je ne grave plus, de repérer quoi que ce soit. Pas même l’arbre que le vent ou un trop faible enracinement a fait se pencher sur son voisin qui, tendrement, le retient et l’empêche de tomber.
Naguère, je leur aurais donné la parole. La gravure imprimée l’aurait divulguée.
Faute de quoi, dans le silence des bords de l’Indre, dans le silence, obligé, de mes yeux, s’infiltre, se déploie, le bavardage intérieur.
Ça parle, ça parle, ça raconte. Ça se souvient de tout et de rien. Ça commente. Pas moyen de chasser cet essaim qui voudrait que j’en tienne compte, que je note… en vue de…, puisque j’ai répudié ce qui, à travers mon regard, voulait parler, que je me suis démise de cette fonction…
Je n’ai pas de papier dans mes poches. Naguère, j’en avais toujours. Et un crayon pour prendre le message qui, peut-être, ne s’inscrirait pas dans ma mémoire encombrée. Ça aussi je l’ai révoqué. Je ne suis plus à la disposition permanente de ma personne.
J’ai dépassé la première passerelle. Je ne pensais pas pouvoir aller aussi loin. Contente de m’être dépassée… ça me reste !
Je continue jusqu’au coude de la rivière que surplombe un banc, où je sais pouvoir parce que devoir me reposer. L’arbuste qui l’ombrageait est, à présent, un arbre. Une des branches descend jusqu’à terre. Je m’aperçois qu’elle est détachée du tronc mais qu’un restant de sève irrigue encore les feuilles. S’interpose une gravure. «Mais, non, efface-toi. Tu sais bien que c’est fini»…
C’est la première fois que je m’assois seule sur ce banc. Pour mon compagnon, c’est trop loin, depuis plus d’un an. Là, à l’ombre de l’arbre blessé, de la branche qui va se dessécher, j’écoute pour nous deux le chuchotement de l’eau qui saute par-dessus la retenue et poursuit sa course.
Maintenant, il est temps de remonter. Ce sera plus éprouvant, donc plus long. J’aurais dû emporter mon téléphone portable puisque je me suis résolue à en acquérir un, ce à quoi je m’étais jusqu’alors refusée. J’ai constaté que ceux qui s’équipent de cet appareil, d’autant plus lorsqu’il est perfectionné, en deviennent esclaves, le consultant sans cesse, en quête du dernier message enregistré, de la dernière information ayant accès à tout, obtenant une réponse immédiate à leurs questions.
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