Jean Claude Bilheran
La paresse et la gloire
Récit
2017. 128 p. 14/19.
ISBN 978.2.86853.625.9
17,00 €
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Le livre
«Sur les hauteurs où j’étais parvenu, hissé par tout l’amour qu’on m’avait prodigué, la pureté de l’air était complète, à deux pas de l’abîme où j’allais m’engloutir. (…)
«À la clinique, une infirmière m’a demandé de remonter ma manche gauche et m’a fait une piqûre. Quand j’ai repris conscience, nous étions en février.»
Cette éclipse de plusieurs semaines dans l’existence d’un homme qui n’a «jamais eu vingt ans», l’auteur la rapporte ici avec une certaine mélancolie et un humour le plus souvent grinçant. Le constat que sa vie a été «systématisée sur du néant» ou qu’elle s’est constituée dans le regard d’autrui sur un «discrédit» ne l’entraîne pas seulement dans une charge contre la psychiatrie qui pratiquait alors toujours l’électro-narcose ; il nourrit également un examen assez ironique de la vie sociale et une observation féroce de la vie intime.
Dans ce récit, où la lucidité et l’orgueil se font la guerre, se reconnaîtront certains des anciens jeunes gens qui voulaient «comprendre le monde», sans l’accepter tel qu’on le leur servait, dans les années soixante-dix.
L’auteur
Né en 1952 dans une famille nombreuse et modeste, Jean Claude Bilheran, a été tenté par le gauchisme à l’automne de 1968 avant de rencontrer comme une révélation l’œuvre de Guy Debord. Après la césure opérée dans sa vie débutante par son internement psychiatrique en 1972, il deviendra instituteur dans la région parisienne, puis professeur de collège dans le Gers, malgré son absolu mépris pour les pédagogues. Il a publié Sous l’écorce de Guy Debord le rudéral (Sens & Tonka, 2007), La Tortue (id., 2008) et Libelle de l’imbécillité (id., 2011)
Extrait
Donc, quand j’ai repris conscience, en février 1972, sans avoir eu vingt ans, j’ai pensé que ma vie était finie.
Si vous êtes interné en clinique psychiatrique, pendant plusieurs mois de votre vingtième année, comment pourrez-vous, par la suite, vous prendre vous-même au sérieux ? Voilà le problème qui me poignit alors.
Depuis ce temps, je ne l’ai jamais vraiment résolu. J’ai trouvé des arrangements. De toute façon, surviendra bien un jour où aucun problème ne se posera plus.
Cette souffrance en moi ne s’est jamais tarie.
On s’était introduit par effraction dans mon esprit, on avait trafiqué ma conscience. On avait donc touché à ce qui me définissait. Jamais plus je ne serais moi-même. Quelqu’un d’autre, quelque chose d’autre, que je n’avais pas invité, avait investi mon être intime et l’avait corrompu. Je ne pourrais pas l’en chasser. Je ne me survivrais plus qu’à l’état de souvenir, un vestige de moi. J’étais devenu un auto-imposteur.
La très célèbre formule de Rimbaud «Je est un autre» n’était plus la découverte stupéfiante qui ouvre des horizons inconnus, mais, dans mon cas, le prononcé exact d’une horrible et irrécusable malédiction.
Je continuerais à exister par curiosité, comme un témoin, un spectateur dans la société du spectacle. Sans plus vraiment participer à rien, «à perdre le goût de tout», comme dit une chanson.
J’étais ce fier mustang bridé, un cheval sauvage dompté qui ployait sous le mors. C’en était fini de mes courses folles à travers la plaine.
Quand je me suis vu en ces murs, ce jour-là, j’ai dû faire un gros effort mental pour ne pas perdre pour de bon ma raison.
C’est le point de confluence de la paresse et de la gloire : Hercule réprouvé accomplit son exploit inconnu. Jamais je n’ai connu une telle détresse; jamais je n’ai, moi seul, soulevé un si lourd fardeau. Ce fut le point le plus bas de ma vie, et aussi le plus haut.
J’ai eu deux secours littéraires qui m’ont évité de sombrer. Le souvenir de Gérard de Nerval d’une part («Le rêve est une seconde vie. Je n’ai pu percer sans frémir ces portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible.»). Mais surtout la protestation majestueuse et sans appel qu’André Breton rédige, dans Nadja, contre la psychiatrie.
Merci Dédé.
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