|
Luc Dietrich
L’Apprentissage
de la ville
Roman
Coll. Corps neuf, 14
2016. 384 p. 12/18.
ISBN 978.2.86853.614.3
19,00 €
|
|
Le livre
«Mais c’est tout éveillé qu’il nous faudrait craquer comme la graine crie et se fend, jaillir au-dessus des insectes, des épis, des grands arbres, des grands rocs, des grands nuages oublieux, de la nuit froide et creuse sous qui les astres pendent, enfoncer la croûte du ciel et marcher dans les chemins où nous rencontrerons nos fruits.»
L’Apprentissage de la ville reprend en 1942 la confession entamée sept ans plus tôt avec Le Bonheur des tristes. Au-delà de l’amertume et du sarcasme qui le caractérisent, ce “roman” comporte une profonde valeur de témoignage, dénonçant l’aveuglement et la veulerie de la société chavirée au sortir de la guerre, incapable de s’éveiller et de regarder dans son propre tumulte. «La sincérité d’un aveu ne vaut que s’il en coûte à celui qui avoue. Ce livre force les profondeurs et les recoins les plus difficiles de l’aveu et constitue un document humain d’inestimable prix», écrit à son propos Lanza del Vasto.
L’auteur
Luc Dietrich, est né en 1913 à Dijon. Orphelin de père à l’âge de six ans, il mena une vie itinérante avec sa mère qui, minée par la drogue, disparut à son tour en 1931. Il s’engagea alors dans une vie désarticulée, basculant d’amour en amour, passant sans transition ni scrupules de la pauvreté la plus sordide à la richesse frelatée des milieux de la drogue et de la prostitution. En 1930, il publie sous le nom de Luc Ergidé un premier recueil de poèmes, Huttes à la lisière. Mais c’est Lanza del Vasto, rencontré en 1932, qui lui révéla ses talents d’écrivain et le poussa dans la voie de la «connaissance». Ils écrivirent ensemble le Livre des rêves, proposé en 1934 à Grasset qui le refusera. Fortifié par cette expérience, Luc Dietrich commença la rédaction de son premier roman La Leçon de vie qu’il présentera avec l’approbation de Lanza del Vasto à Denoël. Le livre sera publié en 1935 rebaptisé Le Bonheur des tristes et amputé des quatre derniers chapitres. Parallèlement à l’écriture, Dietrich s’intéresse à la photographie et présente sa première exposition à Paris en 1937. Il est mort en 1944, laissant une œuvre brève, lumineuse et fulgurante comme son existence torturée de détresse et de désir.
Nos éditions ont publié, en 1998, un important Cahier Luc Dietrich comportant de nombreux textes critiques, des inédits, des photographies…
Extrait
L’odeur noire est restée dans la chambre.
Oui, c’est pour calmer le mal de vivre, c’est pour oublier la douleur qu’ils sont morts tous les deux, mon père et ma mère, morts de ce poison qui calme la douleur et donne l’oubli.
Mon père en est mort loin de nous, ma mère en est morte sous mes yeux, jour après jour.
La fenêtre est ouverte, la nuit tombe, le jardin est frais, et pourtant je la soupçonne d’être restée autour de moi, l’odeur noire.
Il est dur d’être seul d’apprendre son propre poids, de ne vivre qu’à sa propre chaleur, de n’éprouver que son propre tourment.
Pourquoi est-elle morte si tôt ? Elle aurait dû m’attendre. Je m’applique à faire revivre un peu de son regard.
Elle est toujours là, l’odeur noire.
Ma mère était vivante : maintenant je me défends de cette langueur qui dépasse son agonie et me tient comme deux bras qui se referment. Oui, elle était vivante. Elle allait et venait, ses dents bruissaient sous ses lèvres, ses yeux riaient. La chambre et la cuisine s’éclairaient. Dehors il y avait le vent, le gel, les solitaires traqués que la faim diminue.
La fraîcheur du jardin est venue jusqu’à mon lit, mais l’odeur noire est toujours là.
Il faut que je chasse cette morte douce, cette femme trop tendre, cette fragilité, ma mère.
Je n’étais pas avec elle comme un fils avec sa mère, car elle était aussi bien mon enfant. Elle ne me cachait rien de ce que les mères cachent à leurs enfants, et pourtant le secret le plus pesant nous séparait.
J’étais trop petit pour lui prendre la main et pour lui dire : «Je sais.»
Il y avait tant d’années que je savais.
L’armoire était là, dans un coin d’ombre. Comme un voleur, la peur aux tempes, je l’ouvrais sans bruit. La fiole était au fond, étouffée sous le linge.
Et l’odeur venait sur moi comme un animal sans vertèbres, elle s’ouvrait comme une de ces fleurs qui mangent les mouches, l’odeur noire. Je savais que c’était une chose bien plus forte que moi.
Je savais la dose que ma mère prenait chaque jour. Je savais le mensonge à dire au pharmacien et pourquoi les gens chuchotaient quand nous avions passé; et quand on revoyait les comptes du mois et qu’elle s’embarrassait dans un mensonge en rougissant, j’aurais voulu crier : «Je sais, je sais tout !»
Il y avait des jours où la colère me prenait contre ma mère à cause de l’angoisse qui me venait de la peur de la perdre, des jours où je soupirais : «Quand cela finira-t-il ?»
Tout est fini, mais aujourd’hui il faut que je l’étende de nouveau dans sa mort, que je l’empêche de se mouvoir, parce que la colère peut me reprendre et la haine de ceux qui l’ont laissé mourir.
|
|