|
Georges Bonnet
Chaque regard est un adieu
Nouvelles
2010. 144 p. 14/19.
ISBN 978.2.86853.540.5
16,00 €
|
|
Le livre
Avec ce nouveau livre, Georges Bonnet semble chercher dans le noir un sens au bonheur impossible, à la vie empêchée de ses personnages, qui se tiennent presque sans bouger entre une tristesse étale et de brefs éclairs d'espoir. L'impuissance de ces êtres, humblement acceptée, jette sur ces récits une ombre désespérante et contient la menace d'un désenchantement ou d'une fin. Mais l'amour, l'amour tu, l'amour sans attente, y tient pourtant une place centrale, y opère un fragile «rassemblement du temps» et constitue un renfort à la vie.
Le lecteur sera saisi, une fois encore, du sobre talent avec lequel l'auteur tire d'une écriture si dépouillée et probe de telles harmoniques de sentiments véridiques et d'impressions persistantes.
L’auteur
Enseignant à la retraite, Georges Bonnet vit à Poitiers. Poète, auteur d'une quinzaine de recueils publiés depuis 1965 (chez Hautécriture, Folle avoine, La Bartavelle, Le dé bleu, Océanes, entre autres), il a fait ses débuts de romancier à 81 ans avec Un si bel été (Flammarion, 2000), qu'ont suivi Un bref moment de bonheur (Flammarion, 2004), Les yeux des chiens ont toujours soif (Le temps qu'il fait 2006), et Un jour nous partirons (Le temps qu'il fait, 2008).
Extrait
Joachim consulta sa montre-bracelet et secoua négativement la tête, se jugeant incorrigible.
Il serait une fois de plus en retard au service de comptabilité de la grosse société, spécialisée dans la rénovation des bâtiments, qui l’employait depuis plus d’un an.
Il prit son pas de chasseur alpin, choisit le trottoir le moins encombré, s’engouffra sous le porche qui donnait accès à la cour intérieure de l’établissement.
Il suspendit en hâte son pardessus à la patère restée libre, pénétra silencieusement dans le bureau, se glissa entre les tables de ses collègues, jusqu’à sa propre table.
Il savait que le chef comptable, un petit homme ombrageux qui ne l’aimait guère, ferait son rapport à la direction.
À l’heure du déjeuner, une jeune secrétaire inconnue dans le service, vint lui remettre une lettre. On lui signifiait qu’il était congédié. Une enveloppe jointe contenait un chèque correspondant à trois mois de salaire.
Il resta digne, mit la lettre et le chèque dans une poche de sa veste, traversa le bureau en silence, rejoignit ses collègues dans l’étroit vestiaire qui leur était réservé, enfila son pardessus.
Il jeta un dernier coup d’il sur la cour, se retrouva seul sur le trottoir et, très détendu, prit une grande inspiration.
Libre, il était libre. Il allait faire enfin ce que bon lui semblerait. La chance avait enfn joué un rôle dans sa vie. Il ne rentrerait pas chez lui le soir ; sa femme, si lointaine après plus de vingt ans de mariage, l’attendrait en vain.
Alors qu’il n’avait jamais osé dire leurs quatre vérités à ses supérieurs, il allait prendre possession de lui-même.
Résigné aux yeux de son entourage, il avait sans cesse gardé, dans un monde secret, le rêve fou d’une autre vie.
Il allait rejoindre ceux qu’il avait un soir admirés en centre-ville, les S.D.F. qui se tenaient devant le centre commercial, en arborant leur insouciance dans une vie sans contrainte. Il passa sans un regard devant le modeste restaurant où il aurait dû déjeuner avec ses collègues banlieusards comme lui.
Avec beaucoup d’hésitation, il acheta dans une épicerie un sandwich au jambon et une bouteille de vin de pays. Il mit le tout dans un sac plastique qu’il accrocha à la ceinture de son pantalon. Il constata avec satisfaction que le renflement provoqué sous son pardessus, pouvait passer inaperçu. En prévision de la nuit à venir, il fit ensuite l’emplette d’une lampe électrique et d’une pile, mais renonça à acquérir un duvet, par crainte de passer pour favorisé aux yeux de ses futurs compagnons de sommeil.
Il s’engagea dans une longue avenue bordée de platanes. Les bancs y étaient nombreux, mais ce n’était pas un lieu où l’on pouvait se permettre de boire au goulot d’une bouteille.
Un petit square lui revint en mémoire. Jeune homme, il y avait donné son premier baiser. Elle était plutôt jolie, et il se croyait amoureux. Il avait eu du chagrin quand elle avait quitté la ville avec ses parents. Il connaissait le quartier, et le retrouva sans peine.
Les lieux n’avaient guère changé : au centre le même grand massif, au fond des bacs à sable pour les enfants, tout autour des bancs à claire-voie sous des arbres parfois centenaires.
Il choisit le banc le plus éloigné de l’entrée, s’assit à l’une de ses extrémités, sortit son sandwich, puis la bouteille qu’il posa à côté de lui.
Il s’empara de son sandwich, le dégagea de son papier avec soin. L’odeur du jambon le réjouit. Il le portait à sa bouche quand il vit entrer dans le square un homme grossièrement vêtu, porteur d’un baluchon et d’une sorte de cabas en tissu très noir.
L’homme parut l’ignorer, et alla s’asseoir tranquillement en face de lui, de l’autre côté du square. Il s’octroya un temps de repos, allongea ses jambes, s’étira, souleva en se penchant le cabas qu’il avait posé à ses pieds, en sortit avec une étonnante vivacité un gros quignon de pain, puis ce qui pouvait être une boîte de sardines ou de maquereaux, enfin un litre de vin aux trois-quarts plein.
Un clochard, un vrai, se dit Joachim, en découvrant sa canadienne défraîchie, son pantalon d’une propreté douteuse, ses chaussures éculées d’un jaune agressif.
Il réalisa soudain qu’il portait un pardessus, et qu’il avait gardé sa cravate.
Il la défit, la glissa dans la poche intérieure de sa veste, contre sa lettre de remerciement, il déboutonna le col de sa chemise, le froissa, accentua le désordre de ses cheveux, couvrit ses souliers de poussière.
Le clochard, après avoir sorti un couteau de la poche de son pantalon, se coupa une tranche de pain, leva les yeux et le découvrit enfin.
Habitué des lieux à cette heure, il parut surpris, le jugea sans doute comme un intrus sans intérêt, car il entreprit aussitôt d’ouvrir ce qui se révéla être une boîte de pâté.
Il en étala une partie du contenu sur sa tranche de pain, commença à manger tranquillement, savourant chaque bouchée avec une satisfaction évidente, buvant de temps à autre, la tête renversée, au goulot de la bouteille.
Il se prépara, toujours avec le même soin, une deuxième tartine, qu’il mangea aussi lentement, grignota enfin un morceau de fromage avec le reste du pain.
Il jeta la boîte vide au-dessus de son épaule, dans la haie de troènes qui se trouvait derrière lui, fit claquer son couteau, s’essuya la bouche d’un revers de manche, chassa les miettes tombée sur ses cuisses.
Puis il s’allongea sur le banc, disposa son baluchon sous sa tête, se couvrit les cuisses avec un tricot tiré de son cabas, croisa les bras sur sa poitrine et tomba dans un demi-sommeil.
Joachim l’avait observé, étonné devant cette satisfaction qui ne lui paraissait pas naturelle.
Il reprit son sandwich, le mangea sans boire, avec application, à la façon du clochard. Il se pencha pour prendre enfin sa bouteille, constata avec soulagement que la partie supérieure du bouchon, apparente et striée, permettait un débouchage facile. Il but maladroitement plusieurs gorgées, la reposa près de lui sur le banc, soudain surpris de voir à quel point elle jurait près de son pardessus.
Il songea alors à s’étendre, comme le clochard, sur le banc mais il n’avait pas de baluchon à se mettre sous la tête, et il eut peur de prendre froid. Il se contenta d’allonger les jambes sur le gravier de l’allée, la nuque posée sur le dossier du banc. Il vit avec plaisir quelques pigeons venir picorer à ses pieds.
|
|