Armand Robin
La fausse parole
Essais. Présentation et notes de Françoise Morvan
2022. 160 p. 14/19.
ISBN 978.2.86853.359.3
19,00 €
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Le livre
Armand Robin (1912-1961) a passé une grande partie de sa vie à l’écoute des radios étrangères, et notamment des services de propagande soviétiques. Il a rendu compte de ses écoutes dans un bulletin bihebdomadaire réservé à un petit nombre d’abonnés, journaux, institutions et organismes dont la liste est, aujourd’hui encore, difficile à établir.
La fausse parole est le journal d’un journal, la chronique de cette activité poursuivie jusqu’à l’épuisement, parallèlement à cette activité poétique non moins déroutante que Robin appelait non-traduction.
Propagandes en tous genres, mécanique du mensonge, guerre psychologique sont implacablement dénoncées. Dénoncées par un poète qui sait ce que parler veut dire et qui réinvente, dans une langue connue de lui seul, le vrai usage de la parole : la présentation de ce texte, paru aux éditions de Minuit en 1953, est toujours terriblement actuelle.
Réimpression de l’ouvrage paru à nos éditions en 1979, et réédité en 2002.
L’auteur
La vie d’Armand Robin, né en Bretagne en 1912, mort mystérieusement à l’infirmerie spéciale du Dépôt à Paris en 1961, pourrait se résumer au parcours idéalisé du poète anarchiste, traducteur prodigieux et écouteur de radio victime de sa lutte acharnée contre la propagande (ce qu’il est indubitablement)… Les travaux de Françoise Morvan montrent un personnage autrement complexe et intéressant. Auteur de quelques livres marquants : Ma vie vie sans moi (1940), Le temps qu’il fait (1942), Quatre poètes russes (1949), Poésie non traduite I et II (1953 et 1958), et surtout La fausse parole (1953) il a depuis sa «redécouverte» en 1979 fait l’objet d’un grand nombre de recherches, publications, traductions qui montrent bien l’intérêt de son œuvre singulière et son actualité incessamment renouvelée.
Extrait
Un lieu m’a
Bien que mainte circonstance ait paru agir, seuls des mouvements intérieurs m’ont mené peu à peu à vivre courbé sous les émissions de radios en langues dites étrangères. Ce métier me prit, lambeau d’âme après lambeau d’âme, plutôt que je ne le pris.
À l’origine, mes jours indiciblement douloureux en Russie. Là-bas, je vis les tueurs de pauvres au pouvoir; le fortuné y assassinait savamment le malheureux en le contraignant à proclamer l’instant d’avant sa mort : «Toi, toi seul, tu es pour les malheureux !» À Moscou, pour la première fois, j’entrevis des capitalistes banquetant.
Ici revenu, je me retins là-bas. Muet, ratatiné, hagard au souvenir du massacre des prolétaires par les bourgeois bolcheviks, je me serrai loin de tout regard auprès de chaque ouvrier russe tué en vue d’accroître le pouvoir de l’argent. Par sympathie pour ces millions et millions de victimes, la langue russe devint ma langue natale.
Tel un plus fort vouloir dans mon vouloir, besoin me vint d’écouter tous les jours les radios soviétiques : par les insolences des bourreaux du moins restai-je lié, traversant les paroles et comme les entendant sur leur autre versant, aux cris des torturés.
Si terrifiants ces cris qu’ils me jetèrent hors de moi, devant moi, contre moi. Ils me tiendront en cet état tout le temps que je vivrai.
Je mendiai en tout lieu non-lieu. Je me traduisis. Trente poètes en langues de tous les pays prirent ma tête pour auberge. Je m’embuissonnai de chinois pour mieux m’interdire tout retour vers moi.
Le monde extérieur m’aida quelque peu : il me haït, me calomnia, me travestit. Hélas ! parfois aussi, comme pour me décourager, il me louangea.
Puis je cessai de dormir; l’extrême lassitude fut mon opium, mon Léthé, mes alcools; l’épouse fatigue m’accompagna partout, lourde en mes bras.*
Aujourd’hui encore, toujours souffrant du choc reçu là-bas, je n’ai pas renoncé à me perdre, à être partout où je ne vis pas. Mais un destin malin a travaillé contre ma volonté : une activité professionnelle m’a happé.
Un lieu m’a.
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